Puerto Eden – Valdivia

Puerto Eden – Valdivia

Puerto Eden fut une première pause dans la férocité du grand sud. Un mouillage sûr, une journée calme, quelques humains. La baie bien protégée avait été un poste militaire au tournant de XIX et XXème déjà.  Une fraction des indigènes de la région, les Alakalufs, s’établirent autour de ce centre pour disparaître ensuite en quelques décennies par mort violente, par maladie, par émigration vers Chiloé ou par assimilation dans les couches les plus déshéritées des populations européennes établies sur le continent et par une natalité en déroute. Mais, comme à Deseado sur la côte argentine, des gènes exprimés dans la population locale témoignent de l’existence de ce peuple. Les traits de bien des visages et des statures de petites tailles explicitent une hérédité dont une partie n’est pas d’origine européenne. La population actuelle de Puerto Eden -décroissante, une cinquantaine de personnes vivent ici alors que le village en a compté une fois quelques six cent-  semble vivre paisiblement.  Le ferry amène un avitaillement hebdomadaire et les quelques voiliers qui passent chaque année apportent un peu de vie et quelques maigres devises à Suzana qui fait de la lessive et vend des empanadas. Le dernier magasin encore ouvert profite aussi de ce maigre traffic. L’armada est encore maintenant un élément de la vie locale. Difficile d’imaginer tout ce petit monde sous la dictature de Pinochet.

Nous avons quitté Puerto Eden le 21 février vers le nord pour la caleta Yvonne 33 milles plus loin. Il y a plu toute la nuit mais le risotto fut bon et Barbara écrit dans le livre de bord : « un bon risotto pour nous réchauffer avec un guacamol pour l’apéro. La vie est belle. »  Le vent tourne ensuite à l’ouest, plus tard il devrait être au sud-ouest. Or nous devons remonter le canal Messier -du nom d’un astronome français du XVIIIème qui produisit un catalogue de nébuleuses, la galaxie d’Andromède porte le numéro 31 de ce catalogue- vers le nord. Ce canal débouche sur le golfe de Penas que nous devons traverser toujours vers le nord. La tentation est donc grande de profiter de cette météo pour faire d’une traite la montée du canal et la traversée du golfe. Les vents devraient être frais, voire forts, mais bien orientés. La mer est calme lors de la montée dans le canal et nous nous décidons pour la longue étape. Nous arriverons en fin d’après-midi sur le golfe où nous trouverons non seulement le vent, mais encore une mer très formée. Le golfe de Penas a fort mauvaise réputation. Son nom traduit l’impression générale des marins qui le connaissent. La mer y est souvent forte et désordonnée. Ce sera le cas aussi pendant notre traversée de quelques seize heures. Nous avançons vite sous voilure réduite. Le bateau tape parfois violemment dans la vague et nous sommes secoués de manière telle que tous les estomacs ne résistent pas.  Le matériel résiste mieux. Nous arrivons en fin de matinée le 23 février sur une mer encore bien formée devant la caleta Cliff, laquelle est quelques deux milles de l’endroit indiqué sur la carte. La mer brise sur les rochers qui encadrent l’entrée de la caleta, l’écume gicle en hautes volutes bruyantes, de quoi maintenir le skipper sous tension jusqu’à ce que Gaia trouve l’eau calme dans la passe.  Décidemment rien n’est facile par ici, quand ce n’est pas le temps ou la mer, c’est la carte qui complique la vie du marin.

Gaia dans le canal Messier

Secoués dans le golfe de Penas

La caleta est grande, Amelia y est arrivé quelques heures avant nous. Le soleil brille, la température est douce. La journée suivante sera encore belle et calme. Nous décidons de nous octroyer une journée de vacances. Il faudra tout de même coudre une déchirure dans la trinquette. Une activité de plusieurs heures à trois. L’aiguille est poussée d’un côté vers l’autre de la toile par Barbara et François et par moi dans le sens du retour. Nous faisons deux fois le tour de la pièce de tissus que nous greffons sur la déchirure. Cat qui fut voilière trouve notre travail fort convenable et suffisant. Paola et Mike font une longue promenade sur la grève pendant que François, Barbara et moi explorons la région avec notre annexe. Barbara, Paola et Mike se trempent dans une eau que j’estime glaciale et qu’ils disent revigorante.

L’écume vole à l’entrée de la caleta Cliff

Caleta Cliff

Réparation de la trinquette, je suis dessous.

François et nous en balade dans la caleta Cliff

Bain en Patagonie

Encore un bout de Pacifique le jour suivant pour rejoindre une caleta logée dans un fjord qui s’enfonce entre de hautes falaises rocheuses. Le problème du jour reste la carte qui indique un rocher à fleur d’eau sur notre route. Nick qui nous avait précédé nous a averti que le haut fond n’est pas à la place indiquée sur la carte, mais plus à l’ouest. Nous ouvrons donc les deux yeux et reconnaissons le haut fond à la mer qui brise dessus. La caleta est, elle, presque à l’endroit indiqué sur la carte.

Il fallait ensuite décider du passage que nous voulions emprunter pour quitter le Pacifique et rejoindre les canaux. Je privilégiais le canal de Darwin large et facile. Mais il aurait fallu pour le rejoindre encore toute une journée de Pacifique dans du vent qui revenait au nord. Pas vraiment praticable. Nous nous sommes rabattus sur le canal Pulluche dont l’entrée est proche et qui nous mettra à l’abri du vent du nord. Une journée de moteur dans la grisaille pour retrouver le canal dans un brouillard épais, mais, le radar aidant, nous passons sans autre et rejoignons à nouveau Amélia dans une fort jolie caleta qui s’ouvre sur une zone non cartographiée mais que notre guide dit accessible. Encore un peu d’adrénaline avant de mouiller notre ancre et de retrouver le calme de l’abri pour fêter l’anniversaire de Cat.

Caleta Jaqueline la nuit suivante avant de retrouver un village, Puerto Aguirre, 1200 habitants, quelques magasins. L’enseigne « Restaurante Los Navigantes » n’est pas le restaurant annoncé où nous aurions eu du plaisir de prendre un repas mais un bordel misérable. Je ne comprends pas bien le business plan d’un tel établissement dans un village de 1200 habitants. Il y a devant le village un ponton flottant crânement appelé marina que Jaime gère avec gentillesse. Il a mis en place un grill un soir pour Cat, Nick, les deux Espagnols qui naviguent sur Esmeralda et nous ; l’occasion de conversations avec Jaime sur le village et les choix qui l’ont amené à la vie paisible de gérant d’une micro marina dans un tout petit village perdu dans les canaux patagoniens. La salle multifonctions du village abritait un soir un festival donné par les talents locaux. Sympa, mais nous n’avons pas résisté toute la durée des prestations. Nous apprenons aussi que le bâtiment dans lequel nous avons passé une soirée à Puerto Eden a brûlé depuis lors, encore un indice de la décadence de ce lieu.

Gaia amarré à Puerto Aguirre

Puerto Aguirre

Le “restaurant” qui n’en n’est pas un, mais un bordel.

Longue étape ensuite en direction du nord pour nous rapprocher de l’île de Chiloé. Notre navigation mène ce jour-là dans une caleta un peu loin de la route directe, mais annoncée comme très belle. Une étape de moteur et voile au gré des vents. Il y a une maison sur la rive de la caleta et au fond un rio qui mène à un petit lagon. Barbara et moi embarquons sur l’annexe avec notre moteur électrique -silencieux- pour une balade le long du rio entre rochers et forêt avant d’aller prospecter autour de la maison et voir s’il y a de la vie. Nous y trouvons une silhouette qui nous fait de grands signes. Nous accostons donc et entamons une longue conversation avec Beltran, un biochimiste qui dessine des molécules destinées à vacciner des animaux tout en gardant la maison qui appartient à une cousine et son mari absents. Nous visitons la maison fort confortable, le jardin, la serre et voyons la turbine qui utilise une cascade voisine pour générer l’électricité nécessaire. La propriété a été donnée à ses occupants, Bertrand et Jacqueline, par le gouvernement de Pinochet dans le cadre d’un programme destiné à rendre le sud du pays attractif. Les candidats devaient présenter un projet, celui d’ici s’articule autour de la culture d’algues. Septante projets ont été soutenus par un don de terrain, trois seulement ont survécu jusqu’à maintenant.  Bertrand et Jacqueline ont construit la maison, mis leur projet en place et élevé leur famille dans ce lieu fort beau mais éloigné de toute forme de société humaine. Le faible taux de succès de ce programme illustre combien il est encore difficile de s’établir dans la Patagonie chilienne à la fin du XXème siècle.

Beltran devant la maison de la caleta Poza de oro

Encore une étape calme accompagnés de baleines pour une caleta sur le continent avant de rejoindre l’île de Chiloé, encore une caleta entre rochers et forêt, deux lignes à terre et un calme parfait. Le vent est de sud-ouest le 4 mars force 3 à 4, parfait pour rejoindre Chiloé. La traversée de 45 milles se fait non seulement avec des vents agréables, mais encore sous un ciel bleu sans nuages avec une vue claire sur les volcans enneigés du continent, le Corcovado en est le plus remarquable. Nous évitons Queillon, la ville du sud de Chiloé, dont nous avions entendu qu’elle n’est ni agréable, ni sympathique pour rejoindre une anse, Estero Huildad, derrière un promontoire bas. Promenade sur la grève. Des vaches paissent un peu plus loin. L’île est un centre de culture de pommes de terre. Nous avons vraiment changé de pays.

Rencontre en route

Baleine bleue et son event (photo M. Struik)

Un souffle devant des montagnes enneigées en route vers Chiloé

Nous avons souvent traîné une ligne avec quelques hameçons dans nos navigations. Nous avions acheté des leurres adaptés aux poissons océaniques et à la vitesse de Gaia à Mar del Plata. Le succès ne fut guère au rendez-vous jusqu’aux abords de Chiloé où François, persévérant dans la démarche, a attrapé un magnifique Sierra au grand dam des équipages amis qui poursuivaient l’effort sans résultat. Le Sierra fut partagé avec Cat et Nick et nous a fait, froid, un second repas.

Un siera de taille respectable

Quelques milles ensuite pour Estero Pailad, une vieille église de bois, son cimetière, une promenade sous la pluie, une discussion avec le maître d’école qui sort pour nous rencontrer. Il y a encore 5 élèves dans l’école qui pourrait bien fermer l’année prochaine. Le maître n’habite pas sur place mais Castro, la capitale, notre étape suivante.  Les nuits sont humides et fraîches encore, si bien qu’un brouillard dense mais haut de quelques dizaines de mètres seulement s’était posé sur l’Estero quand nous sommes partis. Même peu épais, le brouillard était si dense que c’est au radar que nous avons frayé notre chemin jusqu’à la mer ouverte.

Cimetière à côté de l’église à Estero Pailad

Banc de brouillard à la sortie de l’Estero Pailad

Nous nous amarrons dans une petite marina à quelques kilomètres de Castro après avoir hésité sur le chemin à suivre entre une multitude d’élevages de moules. Enfin un bistrot, le premier depuis Puerto Natales. Une ville en partie sur pilotis, la marée étant de 7-8 mètres. Quelques courses pour retrouver des produits frais. L’église est l’une des plus remarquables de l’île, elle est au patrimoine mondial de l’UNESCO avec certaines autres sur Chiloé. L’extérieur est jaune et mauve, de parfait mauvais goût, et l’intérieur est de bois de cyprès et mélèze travaillés et vernis. Le musée local présente les arrivées de Hollandais puis d’Espagnols, fort peu d’information sur la population indigène qui a laissé peu d’artifacts. Paola et Mike nous ont quittés à Castro pour rejoindre la Suisse et le CERN. Nous poursuivons avec François.

Une partie de Castro est construite sur pilotis. La marée est de sept à huit mètres.

Eglise de Castro, île de Chiloé

Et son intérieur

Tout n’est pas religieux sur la grande place de Castro

Une thérapie qui a une bonne chance de succès

Île de Quehui à quelques milles de Castro ensuite, mouillage où nous retrouvons Amelia et Boaty McBoatface. Belle promenade, conversation en rudiments d’espagnol avec quelques habitants du village, Los Angeles. Diner partagé avec les autres équipages, toujours sympa. Le cockpit et le carré de Gaia se prêtent à merveille à ces agapes communes. Quemchi ensuite, la patrie du poète Francisco Coloano honoré dans un petit musée. Un mouillage difficile, la pente du terrain sous l’eau est raide et l’amplitude de la marée est de huit mètres. Il faut mouiller quelques 60 mètres de chaîne et encore, on craint de retrouver son ancre sur la plage toute proche à marée basse en repartant pour Puerto Montt le lendemain à l’aube.

Une des maisons du village de Los Angeles

Puerto Montt, la fin de notre périple en Patagonie, 41 degré de latitude nord, nous sommes presque sortis des 40èmes rugissants. Une ville, des quais accueillants, des rues commerçantes moins attirantes, un marché artisanal, poissons, fruits et légumes bien achalandé. Une ville comme nous n’en avons plus vue depuis Ushuaia. Nous y retrouvons l’équipage de Songster et celui d’Amelia. Tous les équipiers, à l’exception de Christopher 2 ans, expriment un mélange de fatigue, de soulagement, de fierté aussi après les semaines de tensions que la navigation dans le grand sud américain génèrent. Nous laissons Gaia dans la marina quelques jours, le temps d’aller rendre visite à Daniel, un ancien de l’ESO (European Southern Observatory, opérateur d’un parc des meilleurs télescopes astronomiques au monde au Chili) que nous connaissons de longue date. Il est resté au Chili à sa retraite et partage son temps entre Santiago et Rupanco, une commune qui entoure le lac du même nom à quelques heures de voiture louée de Puerto Montt. La visite fut riche de promenades dans les forêts de la région, forêts que Daniel a grandement contribué à conserver et dont il connaît parfaitement les essences, riche aussi de discussion faites de souvenirs communs et d’échanges sur la philosophie de Schopenauer et le libre arbitre.  La terrasse de la maison de Daniel donne sur le lac entouré d’une forêt dense percée d’une poignée de maisons seulement. La présence humaine toute légère génère un paysage en contraste saisissant avec celui que nous connaissons sur les rives du Léman dominées par l’action humaine. Il nous interroge sur l’aspect de la région du Léman et des montagnes alentour il y a quelques milliers d’années. La latitude nord du Léman n’étant pas très différente de la latitude sud de Rupanco, on peut s’imaginer quelques ressemblances entre les berges encore sauvages du Léman et le spectacle que nous avons sous les yeux à Rupanco. Jorge un astronome chilien avec qui j’ai publié en son temps établi lui aussi une partie du temps à Rupanco est passé nous voir. Nous le retrouverons à Valdivia. Sur la route, pour une grande partie des pistes, nous avons vu le volcan Osorno dont le sommet est tout enneigé et nous nous sommes arrêtés dans quelques parcs. La région est façonnée par le volcanisme récent et l’érosion due à la quantité d’eau qui tombe sur toute la région.

Le volcan Osorno entre Puerto Montt et Rupanco

Vue sur le lac Rupanco depuis chez Daniel

Un arrayan dans la forêt de Daniel

Lys chilien

Il y a le long de la route d’immenses plantations d’eucalyptus. Ce ne sont pas des forêts mais bien des plantations d’arbres ne laissant aucune place à une saine biodiversité. Les arbres sont plantés très proches les uns des autres pour éviter que des branches ne génèrent des nœuds dans les troncs qui seront utilisés pour la construction. D’autres plantations sont destinées à faire de la pâte à papier. Un bel optimisme me fait me réjouir de tout ce papier en devenir en imaginant les textes intelligents qui seront écrits dessus. Toutes ces plantations sont bien loin des forêts primaires que nous avons admirées dans les espaces du sud vierges de présence humaine.

Plantation d’eucalyptus sur la route de Rupanco

Daniel à bord de Gaia à Puerto Montt

Il nous reste à passer le canal de Chacao qui sépare l’île de Chiloé du continent et grimper encore de quelques 130 milles vers le nord pour atteindre Valdivia, le terme de notre navigation pour quelques mois. Le canal est étroit, toutes proportions gardées, nous en avons vus de plus étroits, et les courants violents, on nous annonce jusqu’à 8kt. Encore une région à passer respectueusement quand les conditions sont calmes, avec le courant et en évitant les situations de vent contre-courant. Ces conditions sont remplies le matin du 17 mars. Nous quittons donc Puerto Montt le 16 pour passer la nuit à proximité de l’entrée du canal et partir le 17 aux toutes premières lueurs. L’endroit est riche en hauts fonds et parsemé de fermes de poissons. Comme il fera encore sombre à l’heure du départ, nous parcourons une première fois la sortie du mouillage pour garder une trace  de route libre de dangers sur notre carte. L’eau bouillonne dans le canal malgré un courant modéré et demande de tenir la barre fermement pour ne pas se faire balader là où nous ne voulons pas aller. La mer dehors est acceptable sans être confortable, le vent meure et nous poursuivons au moteur une vingtaine d’heures. Valdivia se situe le long d’une rivière qui débouche dans une magnifique baie que nous atteignons au petit matin. La lumière est superbe, la mer se calme et nous parcourons les derniers milles de cette croisière dans la paix de la rivière et de la forêt, au soleil. Quel contraste avec ce qui fut l’essentiel de la navigation des derniers mois. Un solide rhum pour tout l’équipage salue l’arrivée en début de matinée.

Un ouvrier qui reconstruit l’église de Puerto Abtao près de l’entrée du canal Chacao

Grain sur la route de Valdivia

Arrivés

La marina est toute petite. Il y a trois bateaux de voyage et quelques locaux dans une courbe de la rivière bien abritée. Un peu loin de la ville -mais les bus sont fréquents- et sans infrastructure au-delà d’une machine à laver à l’eau froide, d’une pièce chauffée par un poêle à bois, d’un employé fort aimable ne parlant qu’espagnol et de quelques chiens. Valdivia fut colonisée par des Hollandais, bientôt chassés par les Espagnols puis prise par la flotte chilienne au moment de l’éviction des Espagnols en 1820 (très peu avant l’émancipation de la Grèce de l’empire ottoman, les deux événements sont liés à la fin des guerres napoléoniennes, l’amiral Cochrane, libérateur de Valdivia, ayant été libéré du service dans la marine anglaise après la victoire sur Napoléon). Il n’y a guère de maisons coloniales en ville, elle a été détruite par un tremblement de terre, qui fut sauf erreur le plus important du XXème, en 1960. La ville n’est donc pas particulièrement belle, sauf les quais accueillants, mais vivante et animée. Un plaisir sous le soleil. Un plaisir rare nous dit-on, car il pleut beaucoup. Mais un plaisir dont nous profitons pleinement.  Il y a à Valdivia un petit musée historique, une salle pour les colons espagnols, une pour les allemands arrivés en nombre au milieu du XIXème, et une pour les indigènes, ceux de Chiloé ont laissé plus de traces que les Alakalufs plus au sud. Jorge, que nous avions vu à Rupanco, nous emmène un soir dîner puis chez son fils géologue qui habite sur une pente dominant un immense marais dû à l’effondrement du terrain de deux mètres lors du tremblement de terre de 1960. Ce qui était une plaine est maintenant sous l’eau et habillé de roseaux à perte de vue. Jose, un habitant voisin de la marina rencontré par hasard, nous emmène voir une des fortifications érigées à l’embouchure de la rivière. Magnifique promenade, encore au soleil, et musée intéressant.  Un autre jour nous prenons un ferry pour l’autre rive de la baie dans laquelle se jette la rivière. Le capitaine du ferry est le propriétaire du bateau derrière nous à la marina. Il nous reconnaît et nous fait de grands signes. Nous le rejoignons dans la cabine de pilotage pour la traversée. De quoi nous faire exercer encore un peu notre espagnol en faisant aussi connaissance d’un marin et du chef mécanicien. Une après-midi nous prenons l’annexe pour un long tour dans les roseaux entre les îles. Les matins nous oeuvrons pour préparer Gaia à l’hiver à venir. Nettoyages en tous genres, déshabillage, et contacts divers pour les quelques travaux à faire faire. Nous avons tout ouvert, tout sorti, tout rincé, 100m de chaîne inclus.  Certains soirs nos muscles crient grâce, mais la nuit suffit à les remettre d’aplomb. L’inventaire des vivres du bord montre que Barbara avait fort bien estimé nos besoins. Nous avons encore bien de quoi nous sustenter jusqu’à notre départ, mais sans excédents. Un coup de vent violent était annoncé pour le 2 avril. Le vent a soufflé avec violence au large, à Puerto Montt aussi avons-nous appris, mais jamais à plus de 25 kt chez nous. Cela a suffit pour causer quelques dommages aux petits bateaux dans la marina, mais nous avions constaté qu’ils n’étaient pas amarrés avec beaucoup plus que de vieilles ficelles. Nous sommes contents de constater que le coin de rivière dans lequel notre marina se situe est particulièrement bien abrité. Gaia sera bien pour l’hiver qui s’annonce.

Marina Estancilla à quelques milles de Valdivia. Gaia y sera bien pour l’hiver austral.

Capitaine du ferry qui nous a conduit à Corral

Nous voyons passer tous les jours plusieurs chalands poussés par des remorqueurs sur la rivière. Les chalands sont chargés de pellets de bois qu’ils transportent vers un cargo trop gros pour remonter jusqu’au lieu de chargement. Ces pellets sont probablement destinés à être brûlés pour du chauffage ou pour générer de l’électricité. S’il semble à première vue que brûler du bois est plus « vert » que brûler du charbon ou du pétrole car le CO2 mis dans l’atmosphère sera repris par le bois de la forêt qui repoussera, force est de constater que cet argument valable sur le long terme n’est pas applicable maintenant. Nous devons réduire l’émission de CO2 maintenant et dans les toutes prochaines décennies, sur une échelle de temps plus courte que la régénérescence de la forêt. Déforester et brûler le bois maintenant revient à injecter dans l’atmosphère tout le CO2 stocké dans la forêt, une fort mauvaise idée. L’EASAC (European Academies Science Advisory Council) a développé ce point vigoureusement avec la communauté scientifique il y a quelques années et le renforce constamment. Mais que peut le savoir scientifique aussi solide et bien mis en valeur que possible dans des rapports détaillés et/ou bien résumé contre les intérêts financiers à court terme d’une industrie déjà importante ?

La plaine inondée après le tremblement de terre de 1960

C’était Pâques le week-end dernier, la fête du renouveau de la vie. Pâques en automne sonne terriblement inadapté ! Il n’y a quasi aucun signe qui rappelle la fête dans la rue et dans les devantures, même dans celles des confiseurs. La cathédrale est vide et son parvis dépourvu de toute vie ou symbolique. Le christianisme est une religion de l’hémisphère nord, Noël la fête de la lumière qui reviendra après le solstice et Pâques sont liés aux saisons boréales. S’il n’y a pas de signes de Pâques dans les confiseries, on trouve de multiples signatures de la colonisation allemande dans la région, les patronymes germaniques sont courants, la bière Kunstmann omniprésente et les pâtisseries proposent toutes des Kuchen.

Pain pour le petit déjeuner d’un anniversaire

Les années passent aussi en navigation.

Ces quelques jours à Valdivia marquent la fin de notre navigation de Piriapolis en Uruguay vers le Chili. Depuis que nous avons quitté l’Islande il y a deux ans, nous avons parcouru des régions très différentes les unes des autres. Du froid et de la neige d’Isafjördur aux tropiques des Canaries et du Cap vert, aux chaleurs équatoriales du nord du Brésil aux tempêtes du sud de l’Amérique vers le climat pluvieux et tempéré de Valdivia. Hormis en Patagonie chilienne où personne n’habite, il y a partout des villes, des villages ou des habitations isolées. Des femmes et des hommes y vivent et mènent leurs activités, c’est leur normalité. Lors de chaque escale nous nous insérons dans la vie locale pour faire des courses, nous nourrir, chercher des artisans ou du matériel pour entretenir Gaia ou simplement nous promener. Ce faisant nous partageons la vie des habitants et entrons dans leur normalité, dans la vie qui s’écoulait avant notre arrivée et qui se poursuivra après notre départ. La normalité de l’endroit devient pour quelques jours ou semaines la nôtre. En nous intégrant dans ces manières de vivre, nous avons mesuré les profondes différences entre les normalités. Marcher dans la rue à Isafjördur ou arpenter les collines de Salvador de Bahia n’expose pas aux mêmes tenues, aux mêmes dangers et manières de se comporter. Compter les liasses de billets pour faire une course à Mar del Plata ne ressemble guère au geste de présenter une carte de crédit à Valdivia. Les sourires  et bikinis de Fernando do Norhona contrastent avec les mines austères de Puerto Eden.  Les dangers de Rio n’existent pas dans les rues de Deseado. Les vies locales diffèrent les unes des autres autant que les climats et les conditions sociales, politiques et économiques dans lesquels elles se développent. Partout cependant la vie est « normale » pour les habitants, partout elle est différente. Elle donne à chacun des points de vue -au sens premier du terme- propre à l’environnement donné. On est loin au-delà de Voltaire qui constatait, dans « Zadig » sauf erreur, que les bonnes manières  et pratiques de ce côté de la rivière ne sont pas les mêmes que celle de l’autre côté de la frontière, c’est en fait la vie même qui diffère d’un coin de la planète à l’autre.

13 réflexions sur « Puerto Eden – Valdivia »

  1. chers amis, j’aime beaucoup vous lire, c’est chaque fois intéressant et passionnant. Je vous félicite, je crois qu’il faut beaucoup de courage et de confiance pour faire un tel voyage. Je suis contente que vous soyez à bon port. Vous avez mérité une pause.
    Soyez les bienvenus de nouveau en Suisse. Grosses bises muriel

  2. Vos récits sont toujours un vrai plaisir. Merci de nous permettre de participer ainsi à vos aventures.
    Et maintenant, comme les bons romans, devrons patienter pour le prochain épisode.
    Bon retour et profitez bien de votre séjour au pays.

  3. Merci pour vos descriptions qui nous font voyager sans avoir le mal de mer. Sur la pile des cartes je crois en bas

  4. On sent bien, au fil des milles, que vous quittez le pays des ombres pour rejoindre la lumière. Pile-poil à Pâques, en plus!!
    Trêve de considérations mystico-folkloriques: bravo pour ce voyage. Il me manque toutefois un élément de compréhension: pourriez-vous nous présenter une carte de vos pérégrinations patagoniennes? Car, j’ai eu beau consulter des cartes, votre trajectoire m’échappe…
    Bon retour au bercail,
    Pierre

  5. Quel rude voyage vous avez fait, on est secoué, mouillé, frigorifié avec vous , mais la lecture en vaut la peine, merci pour ces belles descriptions, photos et pensées philosophiques.
    (Et bon retour dans votre nouvelle normalité, ça ne doit pas être facile après une telle expérience).
    Bises

  6. Merci beaucoup pour votre récit, très intéressant. Je suis le frère de votre équipier François, voyageur terrestre uniquement. Bon retour en Suisse Pierre

  7. bravo et merci à vous deux.
    d’après votre trace, vous avez dû éviter pas mal de “cailloux” !
    bon retour au bercail.
    Alain +Kallista

  8. J ai été très ému de lire votre récit . Rien ne paraît avoir changé depuis que je vous ai précédé sur ce même itinéraire et je note que l erreur de deux milles en longitude qui m avait traumatisé à l époque au débouché du Golfo de Penas n a toujours pas été rectifiée .C est d ailleurs une des rares zones où l on peut trouver des espaces non hydrographiès . Est ce cela qui en fait a quelques heures d interval un enfer et un paradis . Le bonheur intense de la découverte et de la solitude et la peur de cette nature démesurée et monstrueuse d indifférence à l égard des moucherons que nous sommes .
    Si vous passez par Paris n oubliez pas de venir boire des Pisco sour à la maison .

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *