Les grands télescopes de l’ESO, un raccourci personnel

Les grands télescopes de l’ESO, un raccourci personnel

Thierry J.-L. Courvoisier, prof. hon. université de Genève

Janvier 2025

Barbara et moi avons été les hôtes de Xavier Barcons, le directeur général de l’ESO, European Southern Observatory, les 16 et 17 décembre 2024. Outre de nombreuses discussions, nous avons visité le site du VLT, Very Large Telescop, sur le mont Paranal et le site de construction du ELT, European Large Telescop, sur le Cerro Armazones. L’occasion pour moi d’écrire quelques lignes sur la succession de grands télescopes développés et construits par l’ESO.

Avec Xavier Barcons, le directeur général de l’ESO au coucher du soleil sur la platteforme du VLT

La seconde guerre mondiale a laissé l’Europe en ruine et les Etats-Unis prospères. Dans le domaine scientifique aussi. Si la science avait été un développement européen jusque dans les années 1930, elle était devenue américaine, une évolution encore plus marquée par le projet Manhattan -le développement de la bombe nucléaire- qui a représenté la mise en commun d’un savoir immense avec une technologie importante. Un pas important dans l’apprentissage du travail en commun par des centaines de personnes.

Le CERN fut une première réaction à cet état de fait, l’Europe se rassemblait autour d’un important projet fédérateur dans le domaine de la physique. En astronomie, les Etats-Unis avaient aussi pris une avance considérable avec des télescopes en Californie et, en particulier, le télescope de 5m du Mont Palomar, le plus grand de l’époque, mis en service en 1949.

Le diamètre d’un télescope est important en premier lieu car il détermine la quantité de lumière collectée. Notre œil a une pupille de quelques millimètres qui nous permet de voir des étoiles brillantes la nuit. Une jumelle collecte de la lumière sur quelques centimètres carrés et nous donne accès, par exemple, aux satellites de Jupiter. Il est possible avec de petits instruments d’atteindre des objets plus faibles encore en utilisant un détecteur, un film par exemple, et en faisant de longues poses. Cette technique reste cependant limitée à quelques minutes ou quelques heures. Augmenter la surface collectrice, donc le diamètre du télescope, reste la seule manière de d’aller plus loin.

Les télescopes de quelques centimètres ont permis de découvrir les satellites de Jupiter, les anneaux de Saturne ou les cratères et montagnes sur la Lune. Ces observations ont ancré la théorie d’un système solaire centré sur le Soleil par l’observation directe. Les télescopes plus grands de la première moitié du XXème siècle ont permis de découvrir que la Voie Lactée n’est pas la seule galaxie dans l’Univers ; il existe d’autres systèmes de milliards d’étoiles autour de nous. Il a été trouvé aussi que plus ces systèmes sont loin, plus ils s’éloignent vite de nous, ancrant ainsi la cosmologie qui découle de la théorie d’Einstein dans la réalité de l’observation. Ces découvertes ont profondément changé notre perception de notre place dans le monde. Notre philosophie et notre action quotidienne en sont imprégnées profondément (cf Des étoiles aux états, T. Courvoisier, eds Georg 2017, pour un développement de cet argument).

L’Europe se devait dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale de rejoindre la pointe de la recherche astronomique. En 1962 cinq états ont fondé l’ESO, l’observatoire européen pour le ciel austral, European Southern Observatory, dans cette optique. Les grands télescopes de l’époque étant tous dans l’hémisphère nord, l’ESO se proposait de compléter sans dupliquer les efforts en cours pour étudier l’Univers depuis un site de l’hémisphère sud. L’Organisation a installé son siège en partie au CERN pour bénéficier de l’infrastructure technique et administrative disponible. Malgré cette proximité géographique, la Suisse ne faisait pas partie des états fondateurs de l’organisation. L’astronome suisse le plus en vue à Berne, Max Waldmeier professeur à l’EPFZ, a lutté pendant toute sa longue carrière contre une adhésion suisse pour des raisons que je peine à comprendre.  Waldmeier enseignait encore quand je faisais mes études à Zurich au début des années 1970. Bien qu’ayant été un brillant physicien du soleil, il n’enseignait rien d’astrophysique mais nous a fait mesurer et calculer la position de l’escalier devant l’observatoire avec une précision de quelques dizaines de centimètres en nous interdisant l’usage de calculettes.

Le grand projet de l’ESO à l’époque était la construction d’un télescope de 3.6m, une taille qui le plaçait parmi les grands. Le télescope a été mis en service en 1976. C’est un télescope très classique dans un dôme non moins classique. Il a permis à la communauté astronomique européenne, sans la Suisse, d’accéder à un outil d’observation performant.

Une taille de l’ordre de 4-5m est un maximum pour un dessin de télescope classique. Le miroir de ces instruments est un bloc de verre poli à la forme désirée et recouvert d’une couche mince de métal pour lui donner une réflexion maximale. En augmentant la taille du miroir, sa masse augmente de manière importante et il devient difficile de construire un ensemble suffisamment rigide pour conserver la forme du miroir quelle que soit son inclinaison. De nouvelles technologies devaient être développées pour dépasser ces limites.

Une des découvertes des années 1960, les quasars, a profondément changé notre vision de l’Univers. Les quasars se sont avérés être des objets à des distances beaucoup plus grandes que les galaxies qui nous entourent. Il devenait dès lors nécessaire d’étudier non seulement ces objets relativement brillants mais encore les galaxies très lointaines pour comprendre l’histoire de notre environnement à large échelle. Ces galaxies très lointaines sont, vues d’ici, fort peu lumineuses et ne sont pas observables avec les télescopes, même les plus grands de l’époque. Il devenait nécessaire de bousculer la manière de concevoir les télescopes.

Waldmeier ayant  finalement perdu son combat contre l’ESO, la Suisse est devenue membre de l’organisation en 1982, en même temps que l’Italie. Les nouveaux membres d’une organisation doivent s’acquitter d’une taxe d’entrée en lien avec le capital de cette organisation. Il fut décidé que la somme due par la Suisse et l’Italie serait dévolue à l’étude et à la construction d’un télescope de nouvelle technologie, NTT pour New Technology Telescope, qui paverait la route vers des instruments plus grands. Un pas essentiel était le développement d’un miroir considérablement plus léger. Plutôt qu’un bloc solide de verre, un miroir mince, donc déformable, a été imaginé. Ces déformations, a priori un défaut insurmontable, ont été tournées en un avantage décisif. Le miroir n’a pas été placé sur un support passif mais sur une série d’actuateurs qui permettent d’ajuster sa forme et de la garder en tout temps optimale, on parle d’optique active. L’autre développement majeure vint de la réalisation que l’image mesurée par un télescope est dégradée par le parcours de la lumière au travers de l’atmosphère, cela correspond au scintillement des étoiles que nous voyons la nuit, mais aussi à des effets dus aux différences de température entre le télescope, les instruments et l’atmosphère extérieure pendant les observations. Ce problème a été résolu en dessinant un dôme qui inclut un contrôle thermique tel que l’intérieur soit à la température extérieure attendue en début de nuit et en assurant une ventilation optimale pendant toute la nuit.

En parallèle, l’ESO a réfléchi au dessin d’un télescope de 16m. Mais le pas entre 3.5m et 16m de diamètre s’est vite avéré trop important. Un télescope de 16m de diamètre ayant la même surface collectrice que quatre télescopes de huit mètres, c’est ce concept, dont la réalisation était possible, qui a été poursuivi. Cependant toute administration raisonnable confrontée à un projet de quatre instruments répondra en suggérant que deux iraient certainement aussi bien et demanderait de commencer avec un seul. Autant pour contrer cet argument que pour ouvrir la porte à la possibilité de combiner la lumière des quatre télescopes dans un avenir plus lointain, Lo Woltjer, le directeur général de l’ESO à l’époque, a inclus cette perspective dans le projet. Les discussions entre les représentants des états membres de l’ESO, mais aussi au sein de la communauté scientifique furent âpre. Certains astronomes en particulier dans des pays bénéficiant d’une certaine infrastructure astronomique nationale, comme la France, craignaient que l’adoption d’un projet européen important lèserait le financement de leurs télescopes nationaux. In fine, le projet a été approuvé en 1987 sous le nom de Very Large Telescope, VLT.

Le succès d’une telle entreprise demandait un site aussi proche de la perfection que possible. Notre ami Marc Sarazin a été chargé d’effectuer des mesures atmosphériques sur un nombre de sommets loin de toute humanité et dénué de toute infrastructure. Ces campagnes de mesures furent sportives et spartiates. Elles permirent de trouver ce qui est peut-être le meilleur site du monde pour un télescope. C’est le mont Paranal très au nord du Chili qui fut sélectionné. Un site à quelques 2500m d’altitude particulièrement sec au cœur du désert d’Atacama. Un sommet étant impropre à supporter quatre grands instruments il a fallu commencer par couper le haut de la montagne, puis construire une route et, en partant de rien, construire et développer l’infrastructure nécessaire, les télescopes et les quartiers d’habitation des ingénieurs, astronomes, visiteurs et personnel de support, un village en altitude dans le désert le plus sec de la planète. Le premier des quatre télescopes a été mis en service en 1999, les trois autres dans les années qui ont suivi.

Le dôme d’un VLT est ouvert au coucher du soleil. Photo B. Courvoisier

Le télescope est une chose, il faut encore des instruments pour détecter et analyser la lumière des astres observés. Ces instruments furent développés par des consortium d’instituts et d’industries européens pour être transportés et montés sur les télescopes. Il faut encore des logiciels qui permettent de contrôler télescopes et instruments et d’analyser les données. Ces aspects ont, comme les télescopes, été maîtrisés par les équipes responsables. L’ensemble est ainsi devenu le meilleur télescope du monde. Même la possibilité de combiner la lumière des télescopes a été réalisée, c’est le mode d’observation opéré la nuit de notre visite sur le site en décembre 2024.

Les quatre unités du VLT. Photo B. Courvoisier

Pendant les années 1990 une nouvelle surprise est venue secouer l’astronomie. Il s’est révélé que l’expansion de l’Univers ne se ralentit pas comme attendu dans la logique de la gravitation mais va au contraire en s’accélérant. C’est un peu comme si quand vous lancez un ballon il s’en va de plus en plus vite au lieu de ralentir et de retomber. Ce phénomène est observé, il n’est pas compris. Les mesures disponibles maintenant indiquent que la composante la plus importante de l’Univers serait une énergie, appelée énergie noire, responsable de cette accélération. La composante suivante serait une matière noire dont le comportement gravitationnel est « normal » mais qui n’a jamais été vue directement. La troisième composante, la moins importante en quantité, est la matière que nous connaissons, dont les étoiles, les planètes, vous et moi sont faits. Le moins que l’on puisse dire est que les questions que ces observations suggèrent sont aussi fondamentales que celles qui ont mené à un système héliocentrique ou à la découverte de galaxies extérieures et à l’expansion de l’Univers.

Une autre découverte récente est celle de planètes autour d’étoiles autres que le soleil. Cette découverte -genevoise- amène son lot de questions à propos de l’existence de planètes similaires à la Terre et donc à la possibilité de vie ailleurs que sur terre.

L’étude de ces deux chapitres de l’astronomie demande la possibilité d’observer des objets de très faible luminosité, soit car ils sont aux confins de l’Univers, soit car, comme les planètes, ils ne font que réfléchir la lumière d’une étoile. Cela demande d’augmenter encore la taille du miroir des télescopes. L’Europe s’est attelée à cette tâche en dessinant et maintenant en réalisant un télescope de 39m de diamètre, l’ELT, European Large Telescope. En s’appuyant sur tous les concepts mis en œuvre pour le VLT et en développant un miroir en segments individuels, les ingénieurs, astronomes et techniciens sont en passe de réussir le pari de ce projet. Il se construit sur un sommet proche de Paranal. La phase de l’ingénierie civile approche de la fin. Les segments de miroirs, plus de 800, sont construits, polis et recouverts de leur couche réfléchissante. Le tout sera intégré pour devenir opérationnel dans cette décennie.

L’ELT en construction sur le Cerro Armazones

Prêts pour la visite du site de construction de l’ELT

La structure mécanique de l’ELT et sa protection sismique. Photos B. Courvoisier

Après avoir passé une nuit sur le site de Paranal, Barbara et moi avons eu la chance de visiter le site de construction du ELT. La mise en œuvre ne serait-ce que de la protection sismique de l’ensemble est impressionnante. Plus de 200 personnes travaillent et vivent sur le site dans des conditions que l’ESO s’efforce de rendre humaines. Comme sur le mont Paranal tout doit être conçu et construit à partir de rien, de l’arrivée d’eau à celle d’électricité, aux routes d’accès etc. etc.

La residencia, lieu de vie du personnel travaillant au VLT sur le mont Paranal. L’ESO s’efforce de rendre les conditions de vie agréables dans le désert. Photos B. Courvoisier

Je ne sais pas dans quelle mesure les questions fondamentales que nous avons devant nous trouveront des réponses satisfaisantes grâce à ce télescope et aux instruments dont il sera équipé mais je suis convaincu que la recherche de ces réponses mérite les efforts entrepris et que notre manière de nous concevoir dans le monde -et donc de juger de notre action- sera aussi profondément modifiée.

Il est aussi satisfaisant de constater que la mise en commun des capacités de toute l’Europe a permis de rattraper le retard constaté au terme de la seconde guerre mondiale et de poursuivre sur cette lancée pour se retrouver à la pointe des développements actuels.

12 réflexions sur « Les grands télescopes de l’ESO, un raccourci personnel »

  1. Passionnant et très instructif.
    Peut-être une petite réflexion sur la différence et/ou la complémentarité de ces VLT et ELT d’avec les télescopes de l’espace tels que Hubble et James Webb ?
    Pas de stress !
    Merci et bonne route
    Daniel et Saskia

  2. Merci Thierry pour cet article très intéressant sur le VLT et le ELT. J’en ai souvent entendu parlé, sans connaître leur histoire.
    Bonne suite à vous
    Gregor

  3. Merci pour cet article vraiment bluffant! Et pour ta capacité à formuler les propos pour qu’ils soient compris par le plus grand nombre 🙂

  4. Je vous remercie Thierry et Barbara pour votre visite à Paranal et Armazones, qui a été tres enjoyable pour moi aussi. Et merci Thierry pour tes réflexions sur les télescopes et l’astronomie à la Suisse. Bon voyage!

  5. Merci bien Thierry pour ces explications très intéressantes sur les découvertes et de l’histoire et le développement du fameux site et à Barbara pour les belles photos .
    Nous avons mis les pieds dans le sable de ce désert mythique il y a une quinzaine d’années ; un souvenir inoubliable.
    Bonne continuation de votre aventure.
    Emil

  6. Merci Thierry pour cet article fort instructif ! Ca fait chaud au coeur, dans le contexte actuel, de voir que des efforts Européens peuvent aboutir à des résultats tangibles et de world-class ! Bonne route à vous maintenant !

  7. Merci Thierry pour ce récit passionnant dans lequel on retrouve tes préoccupations scientifiques, politiques et concernant notre place et nos comportements dans l’univers. Bravo pour ce bel esprit de synthèse et la clarté de ton propos qui me le rend accessible. Compliments aussi à Barbara pour la qualité des photos qui ancrent bien le sujet. Bonne route à vous deux !
    Serge

  8. Bonjour Thierry et Barbara, et un chaleureux merci pour ce reportage; vous avez un bel allant, qui fait plaisir et stimule alentour !
    Tu parles, Thierry, de recherche de vie sur les planètes extra-solaires; pour sortir du schéma des petits hommes verts, il serait intéressant que tu explicites ce que tu entends par vie, dans ce cadre: serait-ce une organisation de la matière capable de s’entretenir elle-même ? de se développer elle-même ? de se répliquer ?
    Bon départ sur le Pacifique et amitiés.

    1. Tu as raison de commencer toute réflexion sur une vie hors de la terre par la question de savoir ce qu’est la vie. Il semble qu’il n’y ait pas de répnse simple. Une approche autour de l’équilibre thermodynamique d’un système et de l’entropie semble la plus fructueuse, mais ce n’est pas mon domaine… Amitiés

  9. Coucou ,
    Extra la lecture de ces explications ! Merciii !
    Superbes photos de Barbara !
    Bisous bisous , gros becs !
    Bernie

  10. Article très intéressant.
    Bravo à toi Thierry pour le texte et à toi Barbara pour les photos.
    Bon voyage à vous 2 pour la suite.
    André & Colette

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