Salvador et la baie de Tous les Saints

Salvador et la baie de Tous les Saints

Nous sommes arrivés à Salvador de Bahia le 31 janvier après une magnifique navigation depuis Recife. Le 1er février, nous avons obtenu une place dans la marina, un endroit sécurisé et une place d’amarrage facile.

Le 2 février est un jour festif, la déesse Iemanja, déesse africaine de la mer importée au Brésil et en particulier à Salvador avec une partie de la culture africaine par les esclaves, est célébrée en grande pompe. Des milliers de personnes se rassemblent au bord de l’océan et des dizaines de bateaux se rendent sur le lieu de la célébration, devant la plage de Barra. Tous font des offrandes de parfum et de fleurs. Le 2 février, nous sommes donc partis en fin de matinée en embarquant Camila, Jurriaan et leur bébé, un équipage déjà rencontré à Tenerife, pour nous rendre avec eux sur les lieux de la cérémonie. Nous avions reçu la veille du parfum à offrir à Lemanja et nos amis avaient quelques fleurs. Arrivés sur place nous avons mouillé devant la plage et ouvert les noix de coco que nos amis avaient apportées pour en boire le lait. La plage était noire de monde, les tambours retentissaient, l’air s’est chargé d’effluves -tous répandent sur la mer le même parfum lourd- et nous avons déjeuné en attendant de voir comme se passerait la journée. La mer s’est couverte de fleurs, déposées parfois par brassées et corbeilles entières. Les nôtres ont été mises à la mer arrosée du parfum par Camilla et Barbara en prononçant le rituel « Odoya Iemanja ».Les tambours ne se sont jamais tus.  Nous étions très loin des célébrations calvinistes rassemblant quelques paroissiens dans un temple glacé. L’ambiance était autrement plus chaude que « la joie » proclamée lors des cultes de mon enfance. Pas d’officiant ici, une statue dans une barque avec un grand étendard. A 4 heure la barque s’est mise en route vers le large pour plus d’offrandes encore. La procession ne différait guère de celles qui se déroulent dans certaines villes très catholiques, si ce n’est que c’est sur l’eau que la statue était promenée.  Nous avons participé un moment à la procession avant de remettre le cap vers Salvador pour arriver à la nuit tombante. Participer à une célébration payenne a un goût de transgression prononcé pour le calviniste que je suis. N’a-t-on pas appris à n’adorer qu’un Dieu ; même s’il est Trois et nécessite quelques contorsions intellectuelles pour ne compter que pour Un. Les similitudes entre les pratiques religieuses suscitent nombre d’interrogations sur l’efficacité comparée des différents cultes, sur le comportement des participants -foule bruyante et joyeuse ici, paroissiens sombres et recueillis chez nous-, le rôle des processions de statues de saints ou de dieux et le sens des offrandes.  Je ne suis pas certain que Iemanja nous rendent la navigation facile et je reste persuadé qu’apprendre à naviguer est plus efficace que des offrandes, fussent-elles de fleurs et de parfum pour rester en sécurité sur les flots. Pour l’heure, le seul dieu qui semble efficace est celui, brutal, de Kyrill et Poutine.

Salvador est une immense ville, mais la vielle ville, sur la colline se visite en peu d’heures. On accède à la vieille ville par un ascenseur, Lacerda, construit à la fin du 19ème siècle. Nous l’avons parcourue plusieurs fois, dont une avec un guide francophone qui nous a fait apprécier les multiples cultures qui ont façonné et façonnent encore l’état de Bahia et la ville. Il y a les Portugais bien sûr, les Hollandais, les Espagnols, les Africains pour beaucoup. Leur culture est partout ici, à travers Iemanja, mais aussi à travers les percussions que l’on entend continuellement dans les rues pendant la période du carnaval. L’église catholique est aussi très présente, elle doit cohabiter avec d’autres croyances qu’elle n’a de toute évidence pas réussi à éradiquer. On voit des autels dédiés à diverses divinités d’origine africaine se côtoyer dans les entrées et cohabiter avec des vierges très catholiques. Une partie de cette cohabitation est le fait des esclaves auxquels on interdisait de pratiquer leur religion. Ils ont pris l’habitude d’identifier leurs dieux à des saints catholiques pour poursuivre leurs cultes sous un verni laissant croire à l’église que leur croyance est conforme à ses dogmes. Certains de ces esclaves sculptaient lors de la construction des églises, ils ont quelque peu détourné les canons de l’époque en sculptant des femmes enceintes et en parant les anges de sexes (mâle pour ceux qui se posent encore des questions à ce sujet). La musique afro-brésilienne a trouvé sa place dans le carnaval depuis une quarantaine d’années suite à l’action de deux musiciens qui ont créé le groupe Olodum. Depuis tant le groupe que leur musique prennent une place dans le carnaval et la vie de Bahia la mesure de cette communauté. Les Anglais ont laissé une trace au XIXème, ils ont démoli une église -catholique cela va de soi- pour construire une gare de tramway, autant pour la culture. La diversité des cultures vivantes au Brésil empêche la formation de lignes de fronts uniques sur lesquelles les tensions se cristalliseraient. Cela donne espoir que cette cohabitation résiste à la polarisation dominante un peu partout dans le monde.

L’ascenseur Lacerda relie la basse ville à la haute ville de Salvador
Sur la chaire de San Francisco

L’insécurité est omniprésente. Contrée dans la vielle ville par une présence policière importante, mais comme le dit un de nos interlocuteurs, ce n’est pas cette présence qui empêchera les vols. Hors de la vielle ville et de Barra, un quartier au bord de la mer, il est recommandé de ne se déplacer qu’en taxi, même pour de très courtes distances. Nous avons fait des courses, en taxi, dans des supermarchés bien achalandés, nous avons couru derrière une carte sim pour un téléphone et constaté que là aussi la bureaucratie est d’une lourdeur impressionnante. Jean-Claude nous a quitté à Salvador pour rejoindre les frimas romands.

A l’approche du Carnaval les statues et les façades sont protégées. Des millions de personnes sont attendues pour le premier carnaval après la pandémie de covid.  Des scènes sont montées dans plusieurs endroits de la ville, les installations sonores sont impressionnantes. La musique omniprésente ; dans la marina chaque travailleur est muni d’une installation sonore suffisante pour tout le ponton. Dans la rue, partout de la musique.

Nous sommes partis naviguer quelques jours dans la baie de Tous les Saints accompagnés de Brigitte et Roger, un couple suisse allemand, sur leur bateau Fantasia. Une eau plate, du vent régulier du secteur est, un ciel bleu excepté quelques averses soutenues la nuit. Quelques hauts fonds à éviter, des courants pour l’intérêt du navigateur. Bref des conditions idéales pour la navigation à voiles. La première journée nous a mené à Itaparica, une grande île au sud de la baie. Nous avons mouillé devant un village pour une belle soirée et une nuit calme. Le jour suivant nous sommes partis dans le calme matinal pour rejoindre l’embouchure du fleuve Paraguaçu que nous avons remonté sur une bonne dizaine de milles en passant par un étroit passage le long d’une petite île dans le fleuve. La végétation est dense, quelques habitations, un bateau de transport à voile. Proche de la grande ville, mais loin de son bruit et des modes de vie que l’on y trouve mais la musique reste. Le soir, mouillage à Salinas pour la nuit. Le vent soufflait plus sud ensuite, ce qui ne nous a pas permis de nous arrêter à la pointe de l’Ilha do Frade, au nord de la baie. Dommage, on nous y promettait un bon restaurant. Nous avons poursuivi vers le nord de l’île pour mouiller dans un petit passage entre Ilha do Frade et Ilha do Bom Jesus. Nous étions le nez dans la mangrove, à quelque distance des habitations. La mangrove regorge de vie que l’on entend siffler du bateau lorsque la musique du village se tait. Nous ne reconnaissons pas tous les oiseaux qui traversent le ciel, mais il y a certainement des ibis rouges, des égrettes blanches, des hérons, des canaris et de petits oiseaux blancs et gris. Un grand Ara bleu est venu se poser sur notre balcon arrière puis s’est encore rapproché de nous en sautant sur la casquette du cockpit puis sur la bôme, ce qui décida Barbara de sortir un balai pour le chasser avant qu’il ne mache une écoute. Il est reparti dans la forêt un moment plus tard. Nous avons passé encore une journée là-bas, prenant notre annexe et son tout discret moteur électrique, pour une balade le long de la mangrove. Nous nous croyions devant une toile du douanier Rousseau. Retour ensuite à Salvador pour être à pied d’œuvre pour le carnaval.

Sur l’île de Bom Jesu
Ara à bord

Nous montons le mercredi dans la vieille ville voir comment les préparatifs du carnaval avancent. Les monuments et façades sont protégés, la ville est relativement tranquille. Un groupe de percussions avance lentement dans une rue, son bruit empli la ville. Mercredi soir nous dînons chez Georg et Meire avec le fils de Georg et son épouse. Georg nous conseille vivement de ne pas aller dans les rues, mais d’observer le carnaval de loin dans le cockpit de notre bateau à l’ancre devant la plage de Barra. Les jeunes sont plus encourageants et nous disent qu’en ayant enlevé montre et bijoux, en ayant caché quelqu’argent dans une chaussette, bref en ayant rien à voler nous devrions nous en tirer sans dommage. L’épouse du fils de Georg nous dit enlever même son alliance. Le jeudi nous nous préparons donc, Barbara arrive à enlever son alliance, moi pas. Nous mettons quelques billets dans une chaussette et une copie de passeport dans une poche et partons en taxi avec Brigitte et Roger pour l’ouverture du carnaval à Barra. La foule est encore relativement clairsemée à notre arrivée, mais tout est relatif. Il n’est nul besoin d’acheter de billet, les rues du carnaval sont ouvertes à tous. Nous nous positionnons à l’angle d’une rue perpendiculaire au passage des chars et nous attendons. Nous n’avons pas de téléphone, donc pas d’appareil de photo, et pas de photo de la foule. Les amateurs de tissus ne perdent pas grand-chose, il y en a souvent fort peu sur les corps des spectateurs. La surface de tissu n’est qu’une faible fonction du volume des formes à contenir. De toute évidence les atours sont là pour révéler la personnalité plus que pour cacher la personne. Les femmes portent facilement de fort petits shorts et soutien-gorges colorés, certains hommes sont en slip de bain et mettent en évidence leur virilité volumineuse, d’autres exposent plutôt leur côté féminin en portant un tutu rose, beaucoup sont torse nu. La foule se densifie au fil du temps pour devenir une masse solide au départ de la procession de chars. C’est la musique qui est en évidence ; ce ne sont ni costumes ni femmes dévêtues qui sont à l’honneur, mais les décibels. Le premier camion est énorme, les chanteurs et musiciens sont fichés sur sa plateforme à quelques 5m du sol. Toutes les faces du char sont couvertes de baffles. Le camion avance dans la foule à l’allure d’un bébé au pas ; la musique se fait assourdissante ; la foule bouge en rythme, à peu près. Il faut apprécier la promiscuité de corps peu vêtus et transpirants pour apprécier ce moment à sa juste valeur. Les rythmes sont lancinants, envoûtants même. Nous assistons au passage des deux premiers camions avant de nous échapper par la rue que nous avions identifiée, trouver une bière à l’ombre et marcher quelque distance pour trouver un taxi qui nous ramène à notre bateau.

Vendredi, nous montons dans la vieille ville. Les rues nous paraissent plutôt calmes, presque un peu décevant.

Samedi, nous prenons le bateau de nos amis suisses et partons nous ancrer devant le boulevard sur lequel circuleront les camions du défilé du jour. Nous sommes côté Atlantique de Salvador, devant Barra. Le mouillage roule beaucoup. Les bateaux arrivent de plus en plus nombreux. Certaines manœuvres de mouillage nous semblent quelque peu scabreuse. A 15h le premier camion se met en branle, toutes baffles dehors. Même au mouillage la musique empêche toute conversation. Le premier camion avance de son pas trainant en hurlant sa musique, suivi une vingtaine de minutes plus tard du deuxième. Les mélodies s’entrechoquent, les rythmes aussi. Encore une vingtaine de minutes et le troisième char commence à défiler. La musique du premier s’estompe à peine. Avec le temps les rythmes s’insèrent dans le corps, le niveau sonore devient partie de soi. Tout le corps entre en résonnance. Il est difficile de partir, mais l’heure avance, nous ne voulons pas naviguer de nuit parmi tous les bateaux autour de nous. Nous levons donc l’ancre pour un retour avec une douce brise vers le port.

Un char défile sur le front de mer à Barra

Dimanche, la vieille ville à nouveau. Les enfants sont à la fête, la foule d’une densité parfaitement agréable. Barbara ne craint plus de prendre son téléphone pour quelques images. Elle le cache sur son sein.

Lundi repos de carnaval. Mardi, la dernière. Nous montons à pied dans la vieille ville, tant la queue pour prendre l’ascenseur est longue. Nous arrivons à temps pour voir les fils de Ghandi défiler. Ils sont des milliers. Chacun a acheté son costume bleu et blanc un peu plus de 100.- CHF. Seuls les hommes sont admis. Leur philosophie est pour le moins éclectique, Ghandi, Jésus, quelques divinités africaines, une assertion de tolérance. Il est difficile de débroussailler le reste avec ce que nous pouvons lire. Leur camion, aussi bruyant que les autres est suivi de plusieurs autres sur un itinéraire un peu différent. Nous sommes pris dans une foule compacte dont, petit à petit, nous essayons de nous extraire. Quelques bousculades plus loin, nous parvenons à nous désolidariser de la masse humaine et à redescendre vers notre bateau. La musique durera encore toute la nuit.

Les Fils de Gandhi défilent en suivant leur char.

Nous passons encore quelques jours à Salvador. Nous attendons Vinicius, un équipier qui viendra jusqu’à Rio, accompagné de son amie, Tamires. Cela permettra à Barbara de ne pas être seule pour les quarts de nuit, sa vision nocturne n’étant plus celle de première jeunesse.

9 réflexions sur « Salvador et la baie de Tous les Saints »

  1. Cher Thierry, chère Barbara
    Souvenir, souvenir! Notre ex beau-fils Sergio venait de Salvador da Bahia. En 2001, toute la famille était à Salvador. Quelle ville! Valérie avait loué un appartement avec 2 pièces pour nous dans la veille ville (Pelourinho, Carmi 56). Une semaine inoubliable . Je pense à vous.

  2. Merci de ce beau récit que je viens de lire un peu trop rapidement mais que je vais relire ultérieurement tant il y a de passages qui font bien envie de vivre un jour.
    Je vous embrasse et au plaisir de découvrir la suite.
    Claudine

  3. Quelle merveille de lire votre carnet de bord. Super de vivre ce carnaval à travers votre expérience. Intéressant le festival de la déesse africaine.
    Si je me souviens bien le Brésil est le dernier pays à avoir aboli l’esclavage, non? vers les années 1830. Malheureusement je n’ai pas pu visiter Salvador quand j’étais au Brésil. J’ai bien regretté mais là avec vos récits c’est tout comme. Bonne continuation.

  4. Beaucoup d’humour, cette fois. Nous t’entendons parler, Thierry, avec plus qu’une pointe d’ironie ! Mais quelle chance vous avez eu de participer à un carnaval brésilien, et on ne parle même pas d’ara qui se pose sur le bâteau à quelques mètres de vous!!
    Continuez comme ça et encore beaucoup d’aventures.
    Bises

  5. Ohlala ….magnifiques moments ! Merci pour le reportage !
    Et …entièrement d ‘accord avec le message de Daniel Bossard !
    Bonne continuation parfumées et colorées !
    Bernie

  6. Chère Barbara, cher Thierry
    Mille mercis de partager vos „aventures de votre voyage unique“ avec nous. Vos récits sont passionnants, imagés et plein d’humour de sorte que c‘est un grand plaisir de pouvoir se plonger dans la lecture!
    Bonnes salutations de Perroy.
    Je vous embrasse et souhaite une bonne continuation dans votre périple
    Monique

  7. Thierry et Barbara! Que ce passage est beau dans ma ville natale. La fête joyeuse et le Syncrétisme religieux bien décrit. J’ai adoré la participation aux festivités de Nossa Senhora da Conceição (catholique) et d’Iemanjá (Ewa – déesse africaine, dame des océans). Bien qu’éloignée, je me sens dans ce voyage avec vous, merci beaucoup.

  8. Merci pour ce reportage qui me rappelle les jours heureux et dangereux passés dans cette ville. Quand on change de continents les croyances et les dieux changent aussi. Calvin n’avait aucune idée de la mer si ce n’est l’histoire de Jonas avalé par une baleine. Bons vents.

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