Les rats quittent le navire!

Les rats quittent le navire!

Philippe Delacrétaz, Novembre 2019

Pour entamer un périple de plusieurs années autour du monde, vous allez dire qu’il y a mieux comme titre ! A voir !

Gaïa va côtoyer et même aborder beaucoup d’îles durant son voyage sur les mers et océans de notre planète, et les îles sont des milieux bien particuliers : les êtres qui y vivent et principalement les oiseaux qui y nichent, ont co-évolué avec leurs prédateurs et s’en accommodent d’une façon ou d’une autre. Mais quand les hommes y ont introduit des prédateurs « exotiques », c’est là que les choses ont changé : regardons ça de plus près.

Les rats.

De tout temps les rats ont embarqué sur les bateaux des hommes : quand on entasse de la nourriture dans des cales facilement accessibles aux rongeurs, ils ne font pas long pour y élire domicile. Pour les équipages d’alors, cela représentait des vivres en moins, des dégâts et des maladies. Mais il était fort difficile de s’en prémunir.

On le sait bien, ce sont les rats qui ont causé les grandes pestes du Moyen-âge, apportés par des bateaux venant d’Asie. Notamment la grande peste de 1347 débarquée à Marseille qui s’est ensuite propagée dans toute l’Europe.

Ce qui est beaucoup moins connu ce sont les dégâts provoqués parmi les espèces autochtones par les rats dès qu’ils eurent quitté les navires en question. Mais regardons d’abord ces rats de plus près.

La première espèce introduite fut le Rat noir Rattus rattus en provenance du sous-continent indien puis le Rat surmulot Rattus norvegicus venant lui, et malgré son nom scientifique, d’Extrême-Orient.

Actuellement si vous voyez un rat le soir au bord du lac Léman ou dans quelque endroit sombre en train de faire les poubelles, il y a de fortes chances que ce soit le Surmulot, appelé aussi Rat d’égout. Il est arrivé en Europe entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Plus corpulent que son cousin, il a souvent pris la place du Rat noir à bord des navires.

Le Rat noir, lui, était arrivé en Europe vraisemblablement à l’âge du bronze déjà (peut-être même au néolithique) et ce sont ses puces qui ont transmis à l’homme la bactérie Yersinia pestis, responsable de la peste. Une troisième espèce, le Rat polynésien Rattus exulans, a aussi été introduite dans des régions tropicales. En beaucoup d’endroits, l’homme a importé d’autres espèces de rongeurs, mustélidés ou félins qui sont aussi devenus des prédateurs envahissants!

Pour donner un ordre de grandeur, les dégâts dûs aux surmulots par exemple, sont estimés à 19 milliards de dollars par an [1] sur la planète ! Mais pour les oiseaux, ce n’est pas un problème pécuniaire, mais un problème de vie ou de mort.

Les victimes.

Les colonies d’oiseaux marins qui nichent principalement au sol sur les côtes continentales ont été touchées les premières : les rats mangent volontiers les œufs et les jeunes quand ils sont sans défense !

Puis ce sont les îles, grandes et petites, qui ont été colonisées par les rongeurs au gré des déplacements des bateaux et là, ce fut le carnage !

Les pétrels, puffins ou macareux ont vécu des centaines de milliers d’années sur les îles sans rongeurs prédateurs : ils ont évolué sans avoir jamais eu besoin de défendre leurs nids et leurs jeunes et ceux-ci sont devenus des proies faciles pour les rats fraîchement débarqués. Résultat, les effectifs de ces oiseaux ont rapidement chuté et puis ceux-ci ont même disparu, du moins comme nicheurs.

Que ce soit les îles paradisiaques du Pacifique, les îles de Patagonie ou celles d’Angleterre et d’Écosse (où Gaïa abordera!), elles sont des milliers à avoir été colonisées par les rats et sont actuellement dépourvues des colonies d’oiseaux marins qu’elles hébergeaient jadis.

Seuls les îlots rocheux où les rats ne survivent pas l’hiver, quand les oiseaux sont absents, accueillent encore des colonies de reproduction. Triste constatation !

La dératisation.

Seul espoir alors : dératiser ces îles ! Mais comment faire lorsque certaines parties de ces îles sont escarpées ou même inaccessibles, recouvertes d’une végétation tropicale dense ou avec des quantités de rats énormes comme les 180 millions estimés sur l’île Pinzón (6×4 km) aux Galápagos ?!

On pourrait imaginer d’introduire un prédateur des rats ; c’est ce qu’on a essayé de faire en Australie :

« En 1859, Thomas Austin, un Britannique chasseur et nostalgique, du sud de l’Australie importe 12 couples de lapins. Cinquante ans plus tard, 600 millions de ces animaux ont colonisé 60 % du territoire à la vitesse moyenne de 110 kilomètres par an : une des pires catastrophes de l’Australie. Les lapins n’ont pas, en Australie, d’ennemi naturel. On sait qu’ils s’adaptent facilement et se multiplient de même ! Ils dévorent la végétation, causant une crise agricole et écologique. Les wallabies (genre de kangourous) sont menacés par le manque de nourriture. Toutes les espèces voient leur population chuter… » [2]

On a pensé alors a introduire un virus qui s’attaque aux lapins : résultat, la population de lapin a fortement diminué, dans un premier temps. Mais l’évolution a fait que des lapins sont devenus résistant à la myxomatose !

On a décidé ensuite d’introduire des renards pour qu’ils mangent les lapins : mais les renards ont trouvé plus facile de manger les jeunes marsupiaux (kangourous, etc) que de chasser des lapins, ceux-ci reconnaissant au premier coup d’œil le renard comme un prédateur alors que les marsupiaux ne le connaissaient pas et ne s’en méfiaient pas !

On le voit bien : dans un milieu donné, les proies et leurs prédateurs évoluent conjointement et introduire une espèce volontairement après une autre introduction accidentelle est très délicat et tient de l’apprenti-sorcier.

Le piégeage est la meilleure solution sur de petites îles qui se parcourent facilement, et elle a été utilisée à de nombreuses reprises avec succès. Mais l’utilisation de poison est la seule solution envisageable dans les autres cas en l’état actuel des connaissances. Cette méthode n’est pas sans risques pour les autres espèces animales et pour l’environnement…

Après bien des tentatives infructueuses dès les années 70, on a assisté à des succès comme à la petite (1km x 100m) île de Trielen au large de la Bretagne déclarée « rat-free » dès 1996.

Ce sont des campagnes de piégeage, avec des appâts attractifs pour les rats, ou, pour des îles plus grandes, la dispersion en grande quantité d’appâts contenant un anti-coagulant extrêmement puissant [3] qui ont finalement permis de dératiser de façon complète ces îles : une seule femelle portante épargnée et l’île peut être recolonisée en quelques mois ou années selon sa taille ! En effet, les rattes peuvent avoir leur première portée vers 3 mois, et, à raison de 5 à 8 portées de 5 à 7 jeunes par année, leur démographie est quasi explosive si les conditions s’y prêtent. Il faut donc attendre 2 ans sans observation de rat après l’opération pour déclarer la dératisation réussie !

Bien sûr, suite à de mauvaises expériences, on peut à juste titre s’inquiéter de l’impact de tous ces appâts empoisonnés sur les autres espèces animales. Par exemple, sur la tristement nommée Rat Island en Alaska, heureusement renommée Hawadax selon son ancien nom aléoute après la dératisation : “Rat Island was a huge and complicated project,” says Steve Delehanty, manager of the Alaska Maritime National Wildlife Refuge. “It was a learning experience, and we made mistakes together.” [4]. Mais chaque cas particulier est étudié le mieux possible et des mesures sont prises pour minimiser cet impact. Le jeu en vaut la chandelle, comme on dit !

Quelques réussites.

Voyons maintenant quelques résultats obtenus.

  • Sur l’île de Tromelin dans l’océan indien, le graphique suivant [5] montre clairement l’augmentation des effectifs du Fou à pieds rouges et du Fou masqué suite à l’éradication des Rats surmulots en 2004 (flèche noire) :

  • Sur l’île d’Anacapa au large de la Californie, le Guillemot de Scripps, qui niche dans des grottes ouvertes sur la mer ou dans des terriers, a vu son succès reproducteur passer de moins de 30 % à une moyenne de 85 % après l’élimination des rats en 2001-2002. (Étant donné la difficulté d’approche des nids de cette espèce de guillemot, ce sont les nids occupés ou abandonnés qui ont été comptés.) Les graphiques et le tableau ci-dessous, éloquents, ont été publiés dans “Biological Conservation” en 2013. [6]

  • Sur l’atoll de Palmyra dans l’Océan Pacifique, on a même été surpris par l’extraordinaire retour d’espèces d’arbres autochtones et dans les îles Chagos dans l’Océan indiens, c’est le récif de corail qui a vu son état s’améliorer notablement grâce aux apports fertilisant du guano produit par les oiseaux : ce sont des transferts de matières nutritives de la mer vers la terre et de nouveau vers la mer ! [7 et 8]
  • Une opération impressionnante, l’exemple de la Géorgie du Sud : cette île subantarctique très montagneuse de 170×40 km a été déclarée « rat-free » en 2018. C’est à ce jour, et de loin, la plus grande île sur laquelle une telle opération a eu lieu : 10 ans de préparation, 4 saisons d’été où des hélicoptères ont lâchés des tonnes d’appâts pour une facture de plus de 17,5 millions de francs suisses. [9]

Jusqu’en 2018 ce ne sont pas moins de 580 îles où les rats ont été éliminés et qui retrouvent rapidement des conditions attrayantes particulièrement pour les oiseaux.

  • La Nouvelle-Zélande annonce un projet d’envergure nationale pour faire disparaître toutes les espèces prédatrices importées, et qui tuent 25 millions d’oiseaux autochtones chaque année, d’ici à 2050 ! Affaire à suivre donc !

Les îles anglaises.

Sur le trajet de Gaïa…

…plusieurs îles ont d’ores et déjà été dératisées.

Lundy et Shiant :

Deux exemples d’îles, sur le trajet de Gaïa, sur lesquelles les colonies de puffins, océanites, macareux, etc, se reconstituent de façon extrêmement réjouissante après é-rat-dication !

  • En 2006 c’est l’île Lundy, située entre Cornouailles et Pays de Galles dans l’ouest de l’Angleterre, qui a été débarrassée des rats : la RSPB (Royal Society for the Protection of Birds ) qui gère l’île donne les chiffres suivants [10] :

– avant la dératisation il restait 297 couples de Puffins des Anglais, ils sont 5’504 actuellement.

– alors qu’il y avait 3,500 couples nicheurs de Macareux moine en 1939 et que leur effectif était tombé à 13 à cause de la prédation par les rats, celui-ci est remonté à 375 couples nicheurs actuellement.

Les populations de ces deux espèces ont été multipliées par 18 et par plus de 30 respectivement en 12 ans !

  • Les îles Shiant, dans les Hébrides extérieures, sont déclarées sans rats seulement depuis 2018, la campagne de dératisation ayant eu lieu durant l’hiver 2015-2016. 1180 pièges ont été installés puis relevés tous les 3 jours, y compris dans les endroits les plus inaccessibles et ceci dans des conditions météorologiques très difficiles !
    Mais le jeu en valait la chandelle et, en 2018, la première nidification de l’Océanite tempête y était enregistrée : pour le plus petit oiseau marin et de ce fait un des plus vulnérable par les rats, c’est un grand succès ! [11]

    Chaque fois qu’une nouvelle espèce niche (ou revient nicher) sur une de ces îles, c’est une augmentation de la biodiversité et donc un renforcement des chaînes trophiques.

    Le dernier recensement sur les îles Shiant qui sont un des sites de reproduction d’oiseaux de mer les plus importants d’Europe (et dont la colonie de Macareux est la seconde plus grande en Ecosse après celle de St Kilda) a été réalisé en 2015, soit avant la dératisation.
    Ce comptage (estimation) de tous les oiseaux marins nicheurs avait donné les résultats suivants :

    64,695 terriers de Macareux occupés (10 % de la population nicheuse du Royaume-uni) 9,054 individus de Guillemots de Troïl
    8,029 individus de Petits Pingouins (7 % de la population nicheuse du Royaume-uni)
    512 couples de Cormorant huppé
    1,506 couples de Fulmar boréal
    1,075 couples de Mouette tridactyle
    ainsi que 4 espèces de Goélands et 40 couples de Grand Labbe

    Ces chiffres sont impressionnants, mais ce sont pour la plupart d’assez grands oiseaux qui craignent peu les rats. L’étude précise que les Macareux, de par leur taille moindre, sont ceux qui semblent souffrir le plus de prédation et devraient bénéficier de la disparition des rats.

    Mais ce sont surtout les plus petites espèces comme le Puffin des Anglais et l’Océanite tempête, dont je parle ci-dessous, qui devraient voir leurs effectifs augmenter le plus ces prochaines années.

L’océanite tempête, Hydrobates pelagicus [12].

Le plus petit oiseau marin : il marche sur l’eau et il est nocturne aux colonies !

Un proche parent de l’Océanite tempête : l’Océanite d’Elliot, photographié aux Galápagos en 2014.

C’est un tout petit oiseau, d’une taille à peine supérieure à celle d’une hirondelle. Il a l’habitude de se nourrir de petits invertébrés à la surface de l’eau en s’appuyant sur ses pattes pour faire quelques pas avant de voleter un peu plus loin.

A terre cet oiseau est particulièrement difficile à observer car il n’y vient que de nuit pour nourrir ses jeunes. On pense que ce comportement s’est développé pour éviter les oiseaux prédateurs, parfois nombreux sur terre ferme.

Pour les observer, il faut alors se promener et s’arrêter dans les zones de terriers : on peut alors entendre leur cris grinçants ou leurs chants ronronnants à l’entrée des terriers pour appeler leurs congénères. Par une belle nuit, avec la lune, on peut voir leur vol papillonnant proche des terriers.

On peut raisonnablement penser que c’est une des espèces qui souffre le plus de la prédation par les rats en raison de sa toute petite taille. Il est donc certainement un bon indicateur de l’équilibre retrouvé sur une île.

Les rats quittent le navire…

non ! : ils n’y montent même pas !

…ou comment éviter le retour des rats sur ces îles.

Il est plus difficile que l’on croit d’empêcher des rongeurs de monter à bord : Thierry et Barbara m’ont d’ailleurs dit avoir déjà eu affaire à des rongeurs à bord de leur premier bateau Cérès.

Mais il existe des moyens pour s’en protéger : on trouve actuellement dans le commerce des disques anti-rats (voir Annexe) qui empêchent les rats d’accéder au bateau en marchant sur les amarres, ce qu’ils savent fort bien faire !

Ces disques sont bon marché mais n’empêchent pas absolument les rongeurs d’investir le bateau : ceux-ci sont de bons nageurs et un bout qui pend dans l’eau leur suffit ! Et si le bateau est amarré trop près du bord, ils sont capable de faire des sauts impressionnants !

Il est de toute façon indispensable d’inspecter le bateau (s’il est de taille raisonnable) préventivement avant d’aborder une île sans rats. Ou encore mieux, comme cela se pratique pour des îles à l’importance particulière, c’est une embarcation qui vient de l’île chercher au bateau les gens qui souhaitent débarquer.

C’est à ce prix que celles-ci resteront libres de rats et que les oiseaux, plantes, etc, pourront s’y épanouir, ceci aussi pour le plus grand bonheur des naturalistes et autres amoureux de la nature !

Références.

  1. Biological Invasions: Economic and Environmental Costs of Alien Plant Animal and Microbe Species publié par Ph.D. David Pimentel CRC Press 2002
  2. Les espèces invasives. Dossier Futura Sciences : Claire König, 23/9/2019
  3. The Control of Rats with Rodenticides: A Complete Guide to best Practice UK Departement of Environment Food and Rural Affairs.
  4. Borrell, B. Where eagles die. Nature (2011) doi:10.1038/news.2011.24
  5. Le Corre, M.; Danckwerts, D.K.; Ringler, D.; Bastien, M.; Orlowski, S.; … [+] Seabird recovery and vegetation dynamics after Norway rat eradication at Tromelin Island, western Indian Ocean. Biological Conservation, Volume 185 – May 1, 2015
  6. Whitworth, Darrell L.; Carter, Harry R.; Gress, Franklin. Recovery of a threatened seabird after eradication of an introduced predator: Eight years of progress for Scripps’s murrelet at Anacapa Island. California. Biological Conservation, Volume 162 – Jun 1, 2013
  7. Coral A. Wolf , Hillary S. Young, Kelly M. Zilliacus, Alexander S. Wegmann, Matthew McKown, Nick D. Holmes, Bernie R. Tershy, Rodolfo Dirzo, Stefan Kropidlowski, Donald A. Croll Invasive rat eradication strongly impacts plant recruitment on a tropical atoll. Plos One 17 Jul 2018
  8. Study Shows 5000% Increase in Native Trees on Rat-free Palmyra Atoll. Island Conservation 17 Jul 2018
  9. South Georgia declared rat-free after centuries of rodent devastation The Guardian 9 May 2018
  10. Seabirds treble on Lundy after island is declared rat-free The Guardian 28 May 2019
  11. The Shiant Isles Recovery Project RSPB
  12. Océanite tempête Wikipedia

Annexes.

Publicité pour dispositif anti-rats :

https://www.shiantisles.net/visit

2 réflexions sur « Les rats quittent le navire! »

  1. pour une initiation enfantine à la problématique des couples “parasites-prédateurs”, voir ce livre d’enfant:
    The King, the Mice and the Cheese
    by Nancy Gurney, Eric Gurney
    (dommage on ne peut pas coller une image)

  2. Merci Thierry et Barbara j’ai trouvé les articles très intéressants en paticulier ceux sur la métérologie.
    Très bonne journée à vous.
    Elias

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