
Gaia traverse le Pacifique
Uwe, notre équipier pour la traversée du Pacifique, est arrivé le premier janvier 2025 à la marina Estancilla sur le rio Valdivia. Avec lui nous avons encore rempli nombre de caddies de supermarché de boites de conserves, nouilles, pâtes et riz, eau, bière et vin, les denrées nécessaires pour une navigation que nous savions devoir durer au moins une trentaine de jours. Les produits frais viendront un peu plus tard, lors de notre dernière escale chilienne, à Algarrobo près de Valparaiso. Nous avons encore testé l’annexe et son moteur par une belle balade dans les bras du rio. Et accompli les formalités de départ de Valdivia pour Algarrobo, formalités qui se sont limitées à une visite à la capitainerie du port en ville.

L’équipage
Le 4 janvier nous avons quitté le ponton sur lequel Gaia avait été amarré depuis mars 2024. L’endroit est superbe mais fort isolé, Gaia y avait été en sécurité à tout point de vue. Nous avons parcouru une dizaine de milles nautiques en descendant le rio Valdivia, envoyé toutes nos voiles dans un vent fort et constaté que nous n’avions pas fait de nœuds en les installant. Nous avons mouillé en fin d’après-midi devant Puerto Corral, à l’embouchure du rio Valdivia dans de la vase molle de piètre tenue, à l’endroit où nos amis Nadia (auteure du récit https://sy-gaia.ch/les-navigations-de-lequipage-du-wager/) et Jean-Christophe avait aussi fait halte avant de traverser le Pacifique, sauf erreur en 1996, sur leur Joshua.
Quatre cent quarante milles séparent Valdivia de Algarrobo, trois jours d’une navigation rapide dans des vents de force 3 à 6. Une navigation qui nous a permis de mettre un système de quart en place, de constater que naviguer avec Uwe serait facile et agréable et de retrouver nos jambes de mer sur un océan plutôt agité.
En dépit des chansons de marins, Valparaiso n’a pas de port pour les bateaux à voiles. Il est par contre possible de faire halte à Algarrobo, une petite marina à quelques milles au sud. La marina a été développée par la Cofradia Nautico del Pacifico, une organisation développée pendant les années de la dictature militaire pour les privilégiés du régime, nous a-t-on dit. Le port se trouve dans une anse protégée des vents du sud, dominant en été, mais ouverte vers le nord. L’entrée dans la marina est à peine plus large que Gaia et il y a du ressac. Nous étions prévenus de ces difficultés et nous nous sommes fait guider par le personnel du port jusqu’à une place tout au fond, à un jet de pierre d’une réserve naturelle. Il y a un café où nous avons pu prendre un repas, des douches, le plus souvent froides, mais pour quelques jours de temps du sud établi, les conditions étaient adéquates. Yves et Paulina, lui rolloi elle chilienne, ont un appartement à San Domingo, à une heure de voiture de Algarrobo. Les voir était l’attrait principal de notre escale.

Paulina et Yves
Après être arrivé il fallait, comme partout au Chili, se faire connaître à la capitainerie du port en ville. Nous nous sommes tout de suite enquis de la marche à suivre pour les formalités de sortie du Chili, anticipant que ce pourrait être complexe. Il nous fût dit d’aller voir les services d’immigration le lendemain à san Antonio, la grande ville portuaire -sans possibilité d’amarrage pour un voilier en visite- à quelques 35km. San Antonio étant toute proche de San Domingo, Yves et Paulina nous ont accompagnés pour cette démarche sur le chemin de chez eux. La discussion fut courtoise mais stérile. Il faudra revenir au moment du départ.
La côte chilienne est dans cette région une longue plage interrompue par des avancées rocheuses. L’appartement de Paulina est à quelques centaines de mètres de cette plage au-dessus d’une zone humide, réserve naturelle. Nous y avons fait deux magnifiques balades entre sable, rio, oiseaux et végétation diverse, et un dîner sur une terrasse dominant la plage et le coucher du soleil sur le Pacifique avant de revenir deux nuits plus tard à Algarrobo. Les très nombreux oiseaux de la réserve derrière la marina avait fait leurs œuvres ; condors, goélands, cormorans, pélicans, huitriers et autres n’avaient eu aucun respect pour le pont de Gaia pendant notre absence. Les manchots étaient par contre sagement restés sur leur territoire. Tous ces oiseaux vivent en raisonnablement bonne intelligence. Les condors sont les seuls à attendre une inattention de parents goélands pour se précipiter sur un petit sans défense. Le soir le ballet criard de tous dans le ciel accompagne le coucher du soleil.

Coucher du soleil sur le Pacifique avec Paulina et Yves
Il restait quelques solides courses de produit frais et les formalités à faire avant le départ. Une nouvelle demande de renseignements sur la marche à suivre abouti à la conclusion qu’il fallait chercher un formulaire dans les bureaux de la douane, de nouveau à San Antonio avant de revenir à la capitania à Algarrobo puis repartir pour l’immigration à San Antonio pour finir à nouveau à la capitania. Dont acte. Un employé de la marina a été mis à ma disposition pour les trajets. Au bureau de la douane, un employé a constaté que les documents que je possédais étaient en ordre et qu’il n’y avait pas de formulaire supplémentaire à remplir. Après moult palabres, il nous fut dit qu’un officier viendrait assister à notre départ le lendemain et nous donnerait alors l’autorisation de la douane pour quitter le port. Retour à la capitania où d’autres papiers furent remplis, avec toujours les mêmes informations, caractéristiques du bateau et équipage. On se disait satisfait à la capitania si l’immigration était aussi satisfaite. Retour donc à l’immigration à San Antonio où on nous a aussi annoncé la présence d’officiers pour tamponner nos passeports au moment du départ. Encore une fois à la capitania d’Algarrobo, où nous avons appris que le capitaine du port en personne viendrait finaliser les papiers et nous autoriser à partir après le passage de la douane et de l’immigration. De toute évidence, c’est lui qui aurait le dernier mot. La bureaucratie sud-américaine est sans borne et il semble que ni le fax, ni le téléphone et encore moins les moyens électroniques n’aient fait leur entrée pour transmettre documents et autres entre les services de l’état. La voiture et les kilomètres parcourus sont le seul moyen de coordonner les procédures.
Le 15 janvier donc nous nous sommes installés au quai du fuel, nous avons fait le plein et attendu l’arrivée de tous ces officiels. Trois heures d’attente, des tampons enfin dans nos passeport, l’officier des douanes avec un chien et en final le capitaine du port dans un superbe uniforme, chemise blanche fraîchement repassée, galons à profusion, toutes les marques de l’autorité militaire. Il a rempli à la main dans son cahier très officiel lui aussi les mêmes renseignements déjà donné maintes fois, m’a fait signer et nous a donné sa bénédiction pour quitter le Chili. J’ai vu en signant que le précédent bateau qui avait quitté le Chili depuis Algarrobo était parti en juillet 2024, six mois avant nous. Pas étonnant qu’il n’y ait pas beaucoup de routine dans le processus.

Quelques boissons

Barbara a mis les produits frais sous vide
Le vent s’était levé pendant notre attente, il nous poussait contre le quai rendant la manœuvre de départ délicate, d’autant que la passe de sortie du port ne s’était pas élargie depuis notre entrée. Une fois dehors, les récifs de la baie franchis, une longue navigation commençait.
La route choisie d’entente avec Pierre Eckert, qui accompagnera nos réflexions météo tout au long du mois de navigation, contourne l’anticyclone du Pacifique sud -une large zone très peu ventée- par le nord : On part vers le nord-ouest avant de poursuivre vers l’ouest et de redescendre au sud sur les Gambiers. Le vent de secteur sud, frais force 4 à 6, que nous avons trouvé les premiers jours était donc parfait pour bien avancer et trouver notre rythme de croisière. Nous avons établi des quarts de quatre heures, 0h-4h Thierry, 4h-8h Barbara et 8h-12h Uwe, matin et après-midi. Les périodes de quart sont dévolues à la veille et au réglage des voiles en fonction des changements de vents, celles hors quart au repos, à l’entretien, aux rangements et nettoyages, et à la cuisine. Ce rythme nous a permis de garder un bateau propre et un repos suffisant. Barbara avait très soigneusement prévu l’avitaillement tant en denrées de bases qu’en conserves et en produits frais. Elle a ensuite géré les réserves du bord avec attention, de telle manière que nous avions encore du chou frais en arrivant aux Gambiers. La diversité des denrées embarquées lui a permis de concevoir des menus non seulement variés mais encore excellents même quand les conditions étaient difficiles. Gaia était certainement la meilleure table du Pacifique pendant notre mois de traversée.
Nous aurions souhaité faire escale sur l’île de Juan Fernandez, l’île de Robinson Crusoé, sur l’île de Pâques et éventuellement sur Pitcairn, l’île des mutins du Bounty. La météo et l’administration chilienne en ont décidé autrement des calmes et des dépressions ont empêché de réaliser ce projet pour nous comme pour beaucoup de bateaux au fil des ans.

Soleil sur l’horizon. Est-ce un lever ou un coucher du soleil?
Les vents de secteur sud sont devenus sud-est puis est au fur et à mesure de notre avance, comme attendus, pour plusieurs jours. La mer était agitée -terme qui indique des creux de 1.5m- et confuse, demandant de l’attention pour se déplacer à bord sans se blesser. Les jours se ressemblaient au point que je me suis souvent demandé pourquoi il fallait se donner de la peine pour avancer. Le lieu où nous serions demain étant en tout point semblable à celui d’aujourd’hui. Même la carte était toute blanche, aucune indication, rien, juste notre point au centre d’une surface vierge. Une symétrie de translation parfaite. Personne sur l’eau non plus. Nous avons vu un cargo le deuxième jour, qui a refusé de modifier son cap pour nous éviter, et eu un contact radio avec un porte containeur le 20ème jour de la traversée. Il nous demandait si tout allait bien à bord. Autant dire que la veille ne prenait pas trop d’attention.

Belle lumière
Certains quarts demandaient du travail, il fallait réduire puis redéployer la voile et le génois au gré des variations du vent, d’autres étaient plus calmes, laissant du temps pour la lecture. Barbara lisait des documents sur la Polynésie, Uwe s’intéressait aux voyages de Cook et je lisais le Marquis de Sade. Une lecture qui résonne douloureusement avec l’actualité. Sade construit des personnages qui réfutent toute morale et règles sociales et s’autorisent tout pour satisfaire leurs désirs au mépris complet de la souffrance des êtres soumis à leur volonté. Or, ces dernières années, nous avons vu arriver au pouvoir dans plusieurs pays des cliques qui rejettent le droit et les règles internationales, notre morale planétaire, et, peut-être plus grave encore, les lois de la nature, pour satisfaire leurs intérêts particuliers. Ces cliques, comme les personnages de Sade, poursuivent leurs buts égoïstes sans égards aucuns pour la souffrance infligée à des peuples entiers. La grande différence entre Sade et ces gouvernements réside en ce que Sade imagine un monde et explore certains comportements humains sous forme de roman alors que les Trump, Poutine et autres Netanyahu de notre époque existent bel et bien. Et que nous sommes les témoins des souffrances qu’ils infligent à des millions d’êtres humains.

On avance

Le temps passant, il faut cuire son pain. Bravo Barbara

La lessive fait partie de l’entretien
Un mois en mer, c’est long, très long. Le temps passe et se marque à raison d’une écriture à chaque changement de quart, une ligne toutes les quatre heures dans le livre de bord. Il y a des pages et des pages de chiffres donnant la force et la direction du vent, l’état de la mer -agitée le plus souvent-, la direction du bateau, sa vitesse et sa position.
Très à propos pour cette longue navigation, mon collègue de bureau, le prof. Jean-Pierre Eckmann, a enrichi ma culture au sujet du temps qui passe en me proposant la lecture d’un essai de Jeanne Hersch sur l’écoulement du temps. Elle se demande s’il s’écoule du passé vers le futur ou au contraire du futur vers le passé, une pensée intrigante que le physicien résout en se disant que le temps s’écoule dans le sens de l’augmentation de l’entropie, le désordre. Elle remarque aussi qu’en fait le passé n’est guère mieux connu que l’avenir, une remarque que ne contrediront ni les historiens ni les archéologues. (Jen-Pierre, si tu lis ces lignes peux-tu mettre la référence en commentaire ?) Une lecture fort appropriée avant un mois de contemplation du temps qui passe.
En progressant vers l’ouest, nous traversons plusieurs fuseaux horaires, encore une manifestation du temps sur terre. A chaque changement de fuseau, tous les quelques jours, nous retardons la montre du bord d’une heure en restant volontairement décalés d’une heure par rapport à l’heure du fuseau, de manière à ce que le soleil se couche après l’heure du dîner. Nous restons en quelque sorte à l’heure d’été de chaque fuseau horaire.
Le 8 février, après 24 jours de mer, les conditions ont changé. Une dépression s’est formée sur notre route amenant des vents contraires. La stratégie pour minimiser les désagréments causés par ce système a été étudiée avec Pierre Eckert, elle nous faisait descendre vers le sud avant de repartir vers l’ouest. Il s’est trouvé cependant que la position du centre de la dépression était mal modélisée. Pierre nous a expliqué que la paucité de données au sol dans le Pacifique sud implique des modélisations et donc des prévisions météo incertaines. Nous nous sommes alors retrouvés dans la zone centrale de la dépression, sans vent. D’énormes nuages gris sombre se succédaient sans fin, des averses noyaient l’horizon, et une mer hachée, grise aussi, donnaient une impression de fin du monde. Une immense symphonie en gris majeur sinistre. Nous avons fait un bout de route au moteur pour nous extraire de cet environnement hostile avant de retrouver deux jours d’excellentes conditions qui ne dureraient pas. De nouveaux vents d’ouest mal décrits par les modèles météo nous ont cueillis pour les deux derniers jours. La mer était forte, le bateau tapait dans la vague. Nous étions au près et devions régulièrement virer de bord pour avancer dans une bonne direction. Autant dire que l’arrivée était attendue avec une certaine impatience par l’équipage. Le paradis se mérite.

Entre gris et noir
Le 14 février, trentième jour de navigation, la terre est apparue, nous nous sommes présentés devant la passe du sud-est des Gambiers pour entrer dans le lagon. Cette passe n’est pas indiquée par des marques marines, mais Jurriaan, le skipper de Songster, un bateau ami, l’avait utilisée quelques temps auparavant et m’avait assuré qu’elle était praticable. Comme cette passe est la seule quelque peu protégée dans les conditions du jour, nous l’avons choisie pour notre entrée. La mer s’est petit à petit calmée. Nous avons suivi la route suggérée en longeant quelques îles de l’archipel jusqu’au mouillage devant le village de Rikitea sur l’île de Mangarova. Nous avons mouillé notre ancre sur 16m d’eau. Rhum pour tout l’équipage. Jurriaan, sa femme Camila et leur fils Christopher sont venus nous souhaiter la bienvenue, de même que Rolf et Wolf sur BoatyMcBoatface, un autre bateau ami, et l’équipage d’un troisième bateau ami, Ithaca, tous rencontrés il y a une année en Patagonie. Tous les trois nous ont amené des fruits et légumes frais en nous souhaitant la bienvenue au Paradis sur terre. D’autres bateaux sont devenus des bateaux amis, Daniela et Rolf, avec lesquels nous parlons suisse-allemand, sur un grand catamaran jeaune Yalo et Mélanie et sa fille qui vivent sur leur bateau ancré devant nous. Ces présences sont devenues précieuses dans les jours suivants.

Terre, Les Gambiers en vue après 30 jours de mer
14 réflexions sur « Gaia traverse le Pacifique »
encore un récit passionnant, merci pour cette belle lecture! Ces moments que vous vivez sont mémorables et je suis ravie d’y participer en quelques sortes juste avec la lecture!
Les récits philosophiques sur le temps sont bien intéressants et je vais y réfléchir !
belle continuation et à bientôt la prochaine lecture, bon vent!
merci beaucoup. j’ai lu le récit avec intérêt et admiration !
bravo les amis! profitez bien du paradis 🤩
Très instructif récit même si nous ne comptons pas prendre ce chemin.
Bonne continuation
Fredoya
Toujours aussi passionnant.
Merci pour le dépaysement que vous nous apportez.
Profitez bien du Paradis.
Merci beaucoup. Nous l’attendions avec impatience ce récit, toujours aussi passionnant. Contents de constater que vous allez bien, bon séjour au paradis. On vous embrasse.
Bravo pour ce que vous faites et merci pour ce beau et passionnant récit.
bonne route
Quel bonheur de vous lire et d’imaginer cet océan si bien décrit ! J’y étais ( presque ) je vais jouer avec le temps pendant un moment … bises du Sri Lanka
Il me semble que Jeanne Hersch ca doit etre dans le livre
Hersch, Jeanne. « LES DIMENSIONS DU TEMPS ». Entretiens sur Le temps, edited by Jeanne Hersch and René Poirier, Berlin, Boston: De Gruyter Mouton, 1967, pp. 31-50. https://doi.org/10.1515/9783112415429-003
Il s’agit d’une conférence donnée en 1967
Bonne continuation!
Merci Jean-Pierre.
Belle traversée et beau récit! C’est du Cénovis sur les tartines? 🙂
Bonne continuation
Mais oui, du cénovis!
Coucou !
Chouette , très chouette de vous lire ! Merciii et au plaisir de recevoir 1 nouveau chapitre !
Bisous, bisous , gros becs
Envie d’évasion du temps pluvieux de Genève ce weekend, j’ai voyagé un peu avec vous ce soir. Merci ces lignes et vraiment bravo pour ce que vous faites. Je vous l’ai déjà dit, mais je le répète: je suis admirative!
Merci bien pour ces commentaires comme toujours très agréable à lire de cette étape avec des belles photos.
Tout de bon pour la suite.
Emil