
Particularités du système colonial français en Polynésie
Marco Altherr, anc. dél. CICR, Sciences politiques
Avril 2025
Illustration: Arrivée de Bougainville à Tahiti en 1768. Gustave Alaux, Musée national de la marine, Paris.
La Polynésie a occupé une place à part dans le système colonial français et ses spécificités influencent encore largement le territoire aujourd’hui. Cela s’explique par l’histoire de sa découverte, le retentissement qu’elle a eue en France et l’implantation progressive de l’influence française dans la région.
Le XVIIIe siècle fut une période d’intense exploration maritime pour l’Europe, en quête de nouveaux territoires, de connaissances scientifiques, mais aussi de prestige. Dans ce contexte, le voyage de Louis-Antoine de Bougainville à Tahiti en 1768 s’inscrit dans une série d’expéditions scientifiques commanditées par la monarchie française, dans la lignée des grandes expéditions du Siècle des Lumières. Comme celles de La Pérouse ou de James Cook, ces expéditions avaient pour but de cartographier des terres inconnues, d’observer des phénomènes naturels, de collecter des plantes, des animaux, et d’étudier les sociétés humaines. Bougainville n’était pas envoyé pour établir des colonies, mais pour étendre le savoir et le prestige de la France. Lors de son passage à Tahiti, l’explorateur fut frappé par la beauté des paysages et la douceur de vie des habitants. Son récit, Voyage autour du monde, publié en 1771, connut un grand succès et participa à l’idéalisation de cette région du globe et à la propagation du mythe du bon sauvage, vivant en harmonie avec la nature, dans une société simple et heureuse. Pourtant, il faudra attendre plusieurs décennies avant que la France ne commence réellement à coloniser la Polynésie. Ce décalage s’explique par un ensemble de facteurs politiques, économiques, géographiques et culturels qui ont freiné la volonté coloniale française dans le Pacifique sud.
Au moment du voyage de Bougainville, la France sort affaiblie de la guerre de Sept Ans (1756–1763), qui l’a opposée à l’Angleterre. Ce conflit lui a coûté une grande partie de son empire colonial et a considérablement affaiblit sa flotte. Quelques années plus tard, ce sera la guerre d’indépendance des Etats-Unis qui deviendra une priorité pour la France, toujours dans un esprit de concurrence avec le rival anglais. Enfin, la Révolution française et les guerres napoléoniennes ne faciliteront pas l’expansion coloniale.
De plus, le Pacifique Sud, ne représentait pas encore un enjeu économique majeur. Il ne s’agissait ni d’une région riche en ressources précieuses (à l’époque le concept de zones d’exclusion maritime n’existait pas), ni d’un carrefour stratégique pour les routes commerciales. À cela s’ajoute la grande distance géographique entre la France et les îles polynésiennes : traverser les océans pour y établir des postes permanents nécessitait des moyens considérables, notamment en termes de logistique, de navigation et d’approvisionnement. À l’époque, la France n’avait ni les infrastructures ni l’intérêt politique pour une telle entreprise.
La présence permanente française dans le Pacifique Sud commence avec l’occupation des îles Marquises en 1841-1842 par le contre-amiral Dupetit-Thouars, qui voulut en faire un lieu de déportation (ce sera la Nouvelle-Calédonie qui remplira ce ròle en 1871 après la Commune de Paris…). Quant aux îles de la Société (dont fait partie Tahiti), ce sera paradoxalement les questions religieuses qui vont déclencher le processus colonial. Bougainville ne fut pas le premier occidental à poser le pied sur Tahiti. Il fut précédé de quelques mois par l’anglais Samuel Wallis (qui donnera son nom à une des îles de la Nouvelle-Calédonie) et le récit de sa découverte incitera la London Missionary Society à envoyer des missionnaires sur l’archipel en 1797. Ceux-ci parviendront rapidement à convertir Pomare II, le roi tahitien, qui imposera le protestantisme évangéliste comme religion d’état dans le royaume. Ses successeurs, l’éphémère Pomare III, et surtout la reine Pomare IV, consolidèrent l’emprise protestante (et donc anglaise…). Le pasteur et consul anglais George Pritchard devint le principal conseiller de la reine et convainquit celle-ci d’expulser deux missionnaires catholiques français arrivés dans les îles en 1834. Suite aux protestations du consul français à Tahiti, Dupetit-Thouars déjà présent aux Marquises, débarqua à Papeete et fit signer en 1842 un traité de protectorat à la reine Pomare IV, profitant de l’absence de Pritchard. De retour dans l’archipel, celui-ci convainquit la reine de se révolter et s’ensuivit une guerre franco-tahitienne qui dura trois années (1844-1847) et qui causa un grave incident diplomatique entre la France et l’Angleterre. Pour finir, la France accepta de présenter des excuses au Royaume-Uni, d’indemniser Pritchard pour la spoliation de ses biens, … mais garda son protectorat sur l’archipel. Cela signifie que la France ne colonise pas officiellement le territoire, mais prend le contrôle de ses affaires étrangères, de sa sécurité (notamment en y plaçant une garnison), et influence fortement son administration. C’est une forme de tutelle, sans annexion directe.
En 1880, le roi Pomare V abdique et signe un acte de cession de son royaume à la France. Tahiti et ses îles deviennent officiellement une colonie française, administrée selon le droit colonial en vigueur. Dès l’annexion, la France met en place une administration coloniale centralisée, dirigée par un gouverneur nommé depuis Paris. Les institutions tahitiennes sont abolies ou intégrées de manière symbolique au système colonial. Les lois françaises remplacent les normes traditionnelles. Le pouvoir est désormais exercé par des fonctionnaires métropolitains ou par des colons français installés sur place. Ce système exclut la grande majorité des Polynésiens des prises de décision. Les chefs traditionnels, s’ils conservent parfois une autorité morale, perdent leur rôle politique. La langue française devient obligatoire dans l’administration, l’école et la justice. Cette domination politique et culturelle va durer jusqu’à l’après-guerre, avec quelques ajustements au XXe siècle.
L’un des effets majeurs de la colonisation est l’acculturation, c’est-à-dire la transformation ou l’effacement progressif des pratiques culturelles, des croyances et des modes de vie traditionnels. L’école coloniale joue un rôle central dans ce processus : elle impose la langue française, enseigne l’histoire et la culture européennes (nos ancêtres les Gaulois…), et marginalise les langues autochtones, longtemps interdites dans les établissements scolaires.
Sur le plan religieux, le catholicisme devient la religion dominante, transformant les croyances locales et condamnant certaines pratiques ancestrales (danses, chants, tatouages). Le protestantisme reste néanmoins présent, surtout dans les îles éloignées des centres de pouvoir. La culture polynésienne ne disparaît pas totalement, mais devient un élément de folklore, souvent associé au mythe du bon sauvage et à l’image (totalement erronée) de la vahiné sensuelle, autre héritage des écrits de Bougainville.
Dans les premières décennies de la colonisation, l’éloignement géographique de la métropole et surtout le manque d’intérêt économique (pas de ressources minières, peu de grand domaines agricoles) n’ont pas favorisé l’implantation de colons. La présence française fut donc essentiellement masculine (fonctionnaires, militaires, missionnaires, marchands) et par conséquent les relations sexuelles interraciales nombreuses, facilitées par le fait que les Polynésiennes avaient l‘avantage d’avoir la peau claire (à l’image de la Tonkinoise en Indochine…).
Ces mariages (officiels ou officieux) interraciaux créèrent une couche sociale particulière, les demis (afa en tahitien), désignant les habitants métissés ou de sang-mêlé, de trois souches ethniques, européenne, polynésienne et chinoise. Comme la présence européenne est faible, c’est sur cette couche sociale que va s’appuyer l’autorité coloniale pour asseoir son autorité, et c’est là une des particularités de la Polynésie. Grâce à leur double origine et à leur connaissance des coutumes locales et des langues (à part quelques prêtres et chercheurs, aucun européen ne parle les langues locales), les demis sont devenus indispensables comme intermédiaires entre faranis (métropolitains) et populations locales. Ils sont présents dans l’industrie, l’éducation, l’administration, les professions libérales et le commerce pour les demis d’origine chinoise. Ils sont dominants en politique locale, comme le prouvent les deux grandes figures politiques de l’après-guerre, Gaston Flosse et Edouard Fritsch. Mais comme souvent dans les colonies, les demis ne sont pas toujours pleinement acceptés, par les métropilitains car trop proches des coutumes locales, et par les Polynésiens car trop proches des faranis. Dans un tout autre contexte, le Raj britannique en Inde, cette problématique des métis a été très bien décrite par John Masters dans son roman Bhowani Junction.
La Polynésie fut longtemps une colonie de second ordre pour la métropole, jusqu’à l’aube des années 60 quand la France perd l’Algérie et son centre d’essais nucléaires. Il fallait trouver rapidement une alternative et à l’exemple des Etats-Unis qui utilisèrent Bikini, le choix se porta sur l’atoll de Mururoa. Cette décision augmenta considérablement la place stratégique de l’archipel, dynamisa son essor mais accrut également fortement sa dépendance économique vis-à-vis de la métropole, dépendance qui persiste encore aujourd’hui et qui se traduit par un coût de la vie élevé, un chômage endémique, des inégalités croissantes et des aides financières de l’Etat devenues indispensables.
Sur le plan politique, la Polynésie française est un territoire d’outre-mer (TOM) doté d’une autonomie partielle. Depuis les statuts de 1984 et 2004, elle possède un président, une Assemblée locale et une certaine marge de manœuvre politique. Cependant, elle reste sous la souveraineté de la République française, qui contrôle la défense, la monnaie et les affaires internationales.
Depuis la fin du XXe siècle, on observe un réveil culturel et politique important en Polynésie. Les langues locales sont réintroduites dans les écoles, les pratiques culturelles sont valorisées, et la mémoire coloniale est questionnée. Des partis politiques, comme le Tavini Huiraatira, militent pour l’autodétermination, voire l’indépendance. En 2013, l’ONU a réinscrit la Polynésie française sur la liste des territoires à décoloniser, preuve que la question du statut politique reste ouverte. La population reste néanmoins partagée entre l’attachement à la France (qui garantit des aides économiques) et le désir d’émancipation. Le débat entre autonomistes et indépendantistes monopolise la vie politique, qui se caractérise par une large absence des partis traditionnels métropolitains et par une grande instabilité causée par une spécialité locale, le nomadisme politique, qui implique qu’un élu change son affiliation politique au gré de ses intérêts et/ou de ceux de ses électeurs.
Une indépendance politique n’est donc pas une utopie dans le moyen terme. La Nouvelle Calédonie, où la situation est différente (importantes richesses minières, colons plus agressifs et surtout population autochtone mélanésienne) a choisie de remettre cette question sur le tapis d’une manière plus violente. La Polynésie privilégie plutôt le débat pacifique. Jusqu’à quand ?
Bibliographie sommaire
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